Pierre Delavie – Loo & Lou Gallery


L’appareil photographique de Pierre Delavie capture des fragments de réel. Ses mains les retournent, les déforment, y laissent couler la peinture. De transformation en transposition, les fragments deviennent grands, monumentaux même, et s’affichent effrontément sur les façades urbaines, ou encore dans les espaces de la Loo & Lou Gallery jusqu’au 18 mars.

« La publicité grand format trace en nous des sillons de sens pauvres qui se développent de façon quasi réflexe. Il semble intéressant, à l’inverse, d’utiliser les mêmes canaux de perception à des fins plus dignes. Ce détournement est nécessairement à la mesure du format employé. Car travailler à cette échelle n’est justifiable que dans la recherche du “grandement humain“. Ces bâches deviennent alors un nouveau support artistique, porteuse d’une mise en danger partagée, apte à expérimenter les liens invisibles du collectif. » Pierre Delavie

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“Immeuble déformé” / 39 av Georges V / Paris /// toiles imprimées / volumes polystyrène – Copyright Pierre Delavie

 

En 2007, Pierre Delavie s’était vu confier la conception d’une bâche monumentale devant recouvrir la façade de l’immeuble du 39 avenue de Georges V à Paris, lors de travaux de ravalement. Fort préoccupé par le bouleversement climatique, Pierre décide d’intervenir sur l’image même de la façade, et propose un ramollissement des contours de l’immeuble haussmannien. Le résultat interpelle l’œil du passant et le force à s’interroger : que s’est-il passé au 39 avenue Georges V ? L’immeuble serait-il en train de fondre ?

A l’image de la banquise du Groenland, dont la surface réduit de jour en jour, se perdant dans l’océan, Pierre Delavie actualise cette catastrophe d’ordre planétaire dans le cadre urbain. Il confronte les habitants et les habitantes à ce qu’il est facile d’ignorer à des milliers de kilomètres du « pays blanc » : la fonte des glaces, qui finira, à terme, par perturber l’équilibre naturel de la planète. Le procédé n’est pas sans rappeler les emballages de monuments proposés par Christo dans les années 1970. Comme ce dernier, Pierre espère renouveler la perception de ce qui nous entoure. Et si les urbaines et les urbains semblent trop éloignés de l’imminente réalité du bouleversement climatique, l’artiste se propose aujourd’hui de les immerger dans un environnement d’après la catastrophe, dans l’espace Georges V de la Loo & Lou Gallery, à deux pas de l’Immeuble déformé qui a retrouvé sa rigidité immuable – mais pour combien de temps encore ?

Ainsi fond, Espace Georges V

La façade de la galerie est baignée d’une lumière presque aveuglante, affichant des formes floues, difficiles à distinguer. Il semblerait que celles-ci se délitent, se désagrègent. L’espace d’exposition, lui, est plongé dans une ambiance feutrée. Aux murs sont accrochées des toiles, supports photographiques partiellement recouverts de peinture. A première vue, l’on peine à distinguer les contours des formes picturales brumeuses qui se superposent aux photographies. Ces dernières sont aussi énigmatiques. Elles figurent des lieux vides, désertés, plongés dans une obscurité apocalyptique. Au fur et à mesure que notre regard s’habitue au sombre pictural, l’on parvient à reconnaître les murs de la galerie Loo & Lou.

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“Ainsi fond” / Vue d’exposition Galerie Loo and Lou – av Georges V / Paris /// toiles imprimées / volumes polystyrène – Copyright Pierre Delavie et Galerie Loo and Lou

L’on comprend alors que nous sommes plongé.e.s dans la vision cataclysmique de cette dernière : Pierre Delavie nous envoie dans un temps où le réchauffement climatique a atteint des sommets – prévisibles. La chaleur est tombée sur la galerie, comme une chape de plomb, et elle la métamorphose. On retrouve d’ailleurs une vue de l’Immeuble déformé, qui nous renvoie immédiatement à la catastrophe. Mais plus généralement, l’artiste a voulu jouer avec l’espace même d’exposition, et se jouer de notre perception. Ainsi, les oeuvres présentées agissent comme autant de miroirs déformants. Nous sommes face à des paysages désertés, brûlés, asphyxiés par des gaz toxiques que l’être humain n’a pas su jugulés.

L’artiste réactualise ici le sentiment d’ « inquiétante étrangeté » de Freud face aux vues surréalistes de Giorgio de Chirico, à cela près que le monde proposé par Pierre Delavie n’est pas une reconstruction onirique du réel mais une possibilité de réel toujours plus tangible à mesure que le temps passe et que les changements de production et de vie ne s’opèrent pas. Une vision d’un futur de plus en plus réaliste, en somme.

Dépeindre, Espace Haut-Marais

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“Dépeindre” Galerie Loo and Lou / rue Notre dame de Nazareth Paris 3 / Toile imprimée et montée sur châssis – Copyright Pierre Delavie et Galerie Loo and Lou

Changement d’espace mais pas d’univers. À quelques mètres du deuxième espace de la Loo & Lou Gallery, au 20 rue Notre-Dame de Nazareth, résonne encore sur la Place de la République l’écho des cris poussés par les manifestants contre la Loi Travail et son monde quelques mois plus tôt. C’est ce souvenir que Pierre réactive et pérennise ici. La contestation, essoufflée dans la rue, est transportée sur et dans les murs de la galerie.

Le mot d’ordre est lancé dès la façade, sur laquelle a été collée une image de la révolte. Les femmes et les hommes s’avancent, enveloppés dans le rouge d’un drapeau syndicaliste. La foule dessine une composition pyramidale, et invite à suivre le mouvement qui la mène à l’intérieur de la galerie.

L’espace y est obscurci par l’image collée sur la façade. La pénombre de la salle pousse à un recueillement paradoxal devant ces images de luttes et de contestations. L’espace semble d’abord silencieux, le grondement s’y est tu, comme si le calme avait succédé à la tempête. Pourtant les personnages, tronqués par le photomontage de Pierre, grouillent. Leurs mouvements sont amplifiés, soulignés par les empâtements discrets de couleurs dispersés ici et là par l’artiste.

À la surface apparemment lisse et au calme grandiose de l’espace institutionnel se substituent bientôt l’animation contenue dans les gestes de la foule, que Pierre prolonge par ses empâtements. Et l’œil d’être emporté peu à peu dans la valse de couleurs et de sons inaudibles, de s’amuser à repérer la matière qui vient se superposer à la surface si plane de la photographie, les minces frontières entre l’image de la réalité et celle remodelée par l’artiste.

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“Dépeindre” Galerie Loo and Lou / rue Notre dame de Nazareth Paris 3 / Toile imprimée et montée sur châssis – Copyright Pierre Delavie et Galerie Loo and Lou

Sur le distributeur automatique de billets d’une Société Générale marquée par le passage des manifestants, Pierre Delavie redouble ainsi le geste de celles et ceux qui sont venus avant lui. Sur l’image, des coulures rouges, jaunes, bleues jetées sur le clavier par des expressionnistes révoltés, Pierre redonne corps et relief aux taches de peinture, prolonge les éclaboussures par ses propres coups de pinceau. Dans ses mains l’image du souvenir devient à la fois témoignage et tableau tachiste.

C’est que le geste de l’artiste semble puiser son inspiration à la même source que celui de la révolte. La réalité trop calme, trop normée, trop codifiée, trop restrictive, est déconstruite par le désordre, le sampling, la dégradation festive et artistique, qu’organisent, chacun à leur échelle, les manifestants et l’artiste.

Des murs de la galerie aux murs de la ville

Au sein des murs de la galerie comme sur ceux de la ville, Pierre Delavie s’évertue à rendre visible l’urgence des maux de notre société. Sur le Palais de la Conciergerie lors de la Nuit Blanche 2016, c’était la salle principale du bâtiment médiéval qui était renversée, immergée, coulant jusque dans la Seine comme une nouvelle et possible preuve à charge du changement climatique.

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Cote 15,28 l’amour déborde / Façades de la Conciergerie / Paris /// Octobre 2016 / toiles imprimées – Copyright Pierre Delavie

À quelques mètres de la berge investie alors, en février 2017, c’est une autre forme de naufrage que l’artiste exposait aux yeux des passantes et des passants. Celle du bateau de migrants sombrant non loin de l’île de Lampedusa en avril 2015. L’image qui avait fait la une des médias venus annoncer la disparition de près de 400 personnes, s’exposait cette fois, remaniée par Pierre, sur la rive du fleuve parisien.

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“Le Radeau de Lampéduse” Ile de la Cité / Paris 4 /// 11 janvier 2017 pour les Voeux du BAAM (Bureau d’Aide et d’Accueil aux Migrants) / toile imprimée – Copyright Pierre Delavie

De même que la Loo & Lou Gallery, le cours d’eau, qui d’ordinaire coule si tranquillement au milieu de l’indifférence urbaine, s’est mis à charrier un instant le lot de catastrophes que l’art de Pierre espère rendre sensible. Par ses installations monumentales qui confinent au sublime, par les espaces qu’il s’attache à transfigurer sans cesse, Pierre construit et répand un art aussi beau que militant.

Horya Makhlouf & Irène Cavallaro

À voir jusqu’au 18 mars dans les deux espaces de la Loo & Lou Gallery
• Ainsi Fond au 45 avenue George V, Paris 8e
• Dépeindre  au 43 rue Notre-Dame de Nazareth, Paris 3e

 

Pour en savoir plus :

• http://pierredelavie.com/

• http://looandlougallery.com/

 

Irène Cavallaro
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