Mark Geffriaud, Deux mille quinze – Frac Île-de-France


Du 22 septembre au 11 décembre 2016, le Frac Ile-de-France retrace le parcours dans le temps et l’espace de Mark Geffriaud à travers une vidéo et les différentes installations qui composent Deux mille quinze.

Voyage vers un ailleurs spatial, temporel et mental, pour qui prendra le temps de s’arrêter, Deux-mille quinze de Mark Geffriaud puise à de nombreuses sources d’inspiration. L’exposition ravit et transporte son spectateur dans le désert chilien d’Atacama – sur le chantier du futur plus grand télescope au monde –, au bord des rives du lac Titicaca, entre Bolivie et Pérou – là où, il y a plus de mille ans, une civilisation andine a abandonné d’immenses pierres destinées à on ne sait quelle construction –, et dans l’esprit des Aymaras – dont le territoire s’étend entre les deux sites, et dont la conception du temps réfléchit la nôtre : le passé devant eux, le futur dans leur dos.

Le film qui nous projette si loin se décompose physiquement et chronologiquement sur les murs du Plateau. Trente minutes d’images démarrent chacune leur tour sur un des pans de la salle, à intervalles réguliers. La vidéo ainsi diffractée est pourtant la même, et s’accompagne d’une voix qui relit toutes les vingt minutes le même texte, sans qu’on puisse en saisir ni le début ni la fin. La boucle spatio-temporelle née de et dans cette installation est géographiquement localisée par les longs tuyaux transparents qui semblent délimiter et indiquer une zone de déambulation entre les différentes installations. L’environnement devient une énigme, qui fait corps avec celle que l’artiste nous invite à considérer : celle du temps, et de son impossible saisissement.

     « Ô temps ! Suspend ton vol »

Difficile de savoir quelle place tiennent dans son travail les conversations que Mark Geffriaud a entretenues avec les astrophysiciens et l’Aymara rencontrés au cours du projet. Eux sont absents de la vidéo où seule subsiste l’image du télescope auquel ils travaillent ; lui n’est montré que de dos ou de profil. Il marche devant la caméra et indique le chemin ; si les mains et la bouche que l’on voit bouger témoignent de la conversation qui a eu lieu, la voix, elle, ne sera jamais entendue.

Des paysages froids et immenses, vides de toute humanité si ce n’est à l’état de traces, émerge un sentiment pressant d’impersonnalité. Derrière les empreintes laissées par des voitures anonymes sur ce désert que parcourt un long travelling, derrière cette fenêtre ouverte exclusivement sur un lointain qu’on pourra observer grâce aux outils d’observation astronomique posés sur le rebord, derrière l’usage constant du pronom personnel indéfini à travers son texte, l’artiste semble cacher le présent immédiat autant que se cacher lui-même. Pourtant c’est précisément ce « on » qui invite le spectateur à se plonger dans l’universel ici esquissé.

Universel des hommes, des disciplines et des civilisations, qui tous entretiennent avec le temps une relation ambiguë. « Éternité, néant, passé, sombres abîmes / Que faites-vous des jours que vous engloutissez ? »1. Les vers de Lamartine trouvent un écho formidable dans l’inconnu qu’incarne l’installation. Inconnu du projet andin dont on ne connaît pas le futur qu’on lui avait prédit, inconnu de la formation de l’univers dont on espère que le télescope à venir pourra nous faire voir l’image, inconnu du passé comme du futur, qu’on s’évertue pourtant à vouloir éclairer.

De ce temps inconnu et insaisissable, Mark Geffriaud retient avant tout que c’est sa fin qui inquiète et semble compter plus que tout. C’est ce qu’il souligne lorsqu’il décide de n’annoncer que la date du finissage de son exposition à la Fondation d’entreprise Ricard le 27 juin 2016 ; ce que soulignent également la fermentation de la bière et de la nourriture disposées entre les écrans, phénomène qui durera 80 jours, le temps de l’exposition, et qui en marquent pour l’instant le décompte mais le 11 décembre en indiquera la fin.

     Boucler la boucle

Quatre-vingt jours pour faire le tour, de l’installation, du cycle de fermentation, du monde… Le voyage présenté par l’artiste est une boucle qui ne cesse de revenir sur elle-même. À l’instar de la vidéo diffractée, dont chaque image sur un mur annonce ou répète celle à venir ou déjà venue sur le mur d’à côté, elle nous fait entrevoir à la fois le passé, le présent et le futur. Elle tente de saisir l’instant, qui nous fait passer d’une situation A à une situation B, un présent fugace et éphémère qui se situe toujours dans un entre-eux. Ce faisant elle nous donne en fait à voir l’indivisibilité du changement dont parlait déjà Bergson 2. Mark Geffriaud s’empare de l’ambition dont l’auteur voulait doter la philosophie, celle de « nous habituer à ne jamais isoler le présent du passé qu’il traîne avec lui », et y rajoute la dimension du futur.

Sorte de vanité 2.0 nourrie de neurosciences, d’astrophysique et d’anthropologie, l’œuvre nous invite à prendre conscience de l’insaisissable devant nous en regardant loin au-delà. Car « si l’on regarde trop près, les choses paraissent instables, la trajectoire peut facilement dévier. Toujours – regarder – au loin. Se projeter là-bas et trouver le moyen d’arriver ici, à reculons, en semant les repères qui nous permettront de retrouver notre chemin à l’endroit », nous murmure-t-il.

En s’étendant à tous les horizons, l’art de Mark Geffriaud se fait total. Parfois compliqué d’accès, il est une énigme que l’on se plaît à tenter de résoudre si l’on accepte de répondre à l’invitation mystérieusement lancée par les portes du Frac devenues, pour l’occasion, noires et opaques. Reflet d’un cheminement complexe de la pensée et finalement d’un voyage tout autant intérieur, l’installation demande un profond investissement du spectateur, qui, s’il l’accepte, pourra incorporer – jusque physiquement, au soir du finissage et autour du buffet qui sera né de l’expérience – l’idée d’un art dont l’ultime ambition serait de provoquer la réflexion et d’agir sur la vie. Je cite encore une fois Bergson en posant de nouveau cette question : « À quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? »2

1 Lamartine, « Le Lac » in Méditations poétiques, 1820.

2 Bergson, Henri, « La perception du changement » in La pensée et le mouvant, 1934.

Horya Makhlouf 

Photo à la une : Mark Geffriaud, Cerro Armazones, Photo de Paranal prise par webcam. Copyright Mark Geffriaud.

Mark Geffriaud

Deux mille quinze

Frac île-de-France

Du 22 septembre au 11 décembre 2016

22 rue des Alouettes, 75019 Paris 

http://www.fraciledefrance.com/

Horya Makhlouf
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