Nous sommes tous des loups, dans la forêt profonde de l’éternité – Galerie C, Neuchâtel


Nous sommes tous des loups, dans la forêt profonde de l’éternité. La phrase résonne comme une fin de livre, celle d’une sentence programmée qui nous laisse seul avec nos pensées et nos inquiétudes. Comme pour chaque exposition de la Galerie C, le propos se veut être une proposition, un pari osé d’exposer et de confronter. Jusqu’au 21 avril 2018, le dialogue s’opère entre la plasticienne française Françoise Pétrovitch, l’artiste suisse Alain Huck et l’œuvre de la poétesse russe Marina Tsvetaeva (1892-1941). Cette femme tumultueuse qui décela dans l’angoisse de son exil, la révélation de son talent, et dans ses écrits, sa seule attache au monde.

Veux-tu connaître ma richesse ?
Le cheval galope,
Les morts-dorment, les oiseaux-chantent.

L’adolescent-halète et furète,
Les femmes insensées-pleurent.
Ma richesse-un présent de larmes !

Mai 1918, Marina Tsvetaeva

Un style brut, une franchise du vécu qui nous reste en tête et accompagne nos pas dans l’exposition. Celle-ci transforme notre condition d’être et nous immerge dans des conditions de voir et de ressentir. Le lien avec Marina Tsvetaeva et les deux artistes invités se forge dans cette nécessité de création. L’écho artistique se fonde-t-il par sa manière d’écrire ou par le sens de ses poèmes ? La question se pose mais, au regard des œuvres, la réponse devient peu à peu une évidence.

Françoise Pétrovitch, de la série Étendue, lavis d'encre sur papier, 240x120 cm, 2017. Courtesy Galerie C
Françoise Pétrovitch, de la série Étendue, lavis d’encre sur papier, 240×120 cm, 2017. Courtesy Galerie C.

Chez Françoise Pétrovitch, l’univers de la poétesse se reflète dans l’apparition de l’être au monde, celle des figures humaine et animale auxquelles l’artiste nous a habituées. Elle n’est presque jamais de face, mais positionnée selon un cadrage libéré des conventions du regard, isolée dans un format aléatoirement petit ou grand. Elle gît, dans ses dessins, son art de prédilection, ou bien dans sa peinture, qu’elle a retrouvée il y a quelques années. La force de ses œuvres naît de l’influence que la technique spécifique au médium, a sur le rendu. L’encre délimite le corps, le visage et les membres de ses personnages, mais c’est dans la réserve du dessin que nous pouvons les saisir (Étendue, 2017) : une échappatoire à la couleur diluée dans laquelle ses personnages reposent et accentue leur présence égarée. L’évanescence conférée par le lavis contrebalance le hiératique de la matière picturale. La toile de ses peintures semble être un gouffre obscur, d’où la figure ne peut se dérober (Nocturne, 2017).

Pour Alain Huck, la matière artistique est celle d’une expérimentation de la littérature. Il se l’approprie de diverses manières, et notamment mécaniquement, en reproduisant le texte Darkness of Heart de Joseph Conrad, dans les relevés géographiques du fleuve Congo, lieu de l’aventure périlleuse des protagonistes de l’histoire. Le dessin devient celui de la trame narrative et figurative de notre propre expérience du texte, qui débute par la fin. Cette expérience est rendue sensible par l’installation Rivage (2018), présente au centre de l’espace et sur laquelle des mots extirpés du récit trouvent place dans le tissu tendu entre des morceaux de bois. Dans sa série Hommage à (2013), l’artiste annule le sens de phrases empruntées à des auteurs dont Marina Tsvetaeva, en changeant l’ordre des mots. C’est cette faille opérée par l’incapacité du langage comme mode de communication, qui rapproche l’homme de l’animal, symbolisé par les yeux de loup dans ses dessins réalisés au graphite (Culpa, 2017). De cette impossibilité, l’artiste finalement décèle l’interstice dans lequel notre imaginaire inféodé ou non à la signification, s’immisce.

Nous sommes tous des loups, dans la forêt profonde de l’éternité. Cette fin n’est finalement peut-être que le début de voies ouvertes par la création, où le réel et l’imaginaire se jouxtent dans ce rapport au monde. Dans cette « faille du crépuscule »[1], que Marina Tsvetaeva n’a pu esquiver.

Diane Der Markarian

Alain Huck, Exit_Lingua, graphite sur papier, 204x151 cm, 2017. Courtesy Galerie C
Alain Huck, “Exit Lingua”, graphite sur papier, 204×151 cm, 2017. Courtesy Galerie C.

[1] Marina Tsvetaeva, Moscou, décembre 1920. “L’amour des mots – Marina Tsvetaieva et Boris Pasternak”, France Culture, 19 min, 15/10/2017.

Image à la une : Alain Huck, « Culpa », graphite sur papier, 151×215 cm, 2017. Courtesy Galerie C.

Le 11 avril 2018 a eu lieu une lecture en français et russe d’une sélection de poèmes de Marina Tsvetaeva par Marion Graf à la Galerie C, Neuchâtel.

Diane Der Markarian
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There is 1 comment on this post
  1. Catta
    avril 12, 2018, 8:58

    Merci de me faire découvrir ainsi le bel univers de Françoise Petrovitch. De ce pas, demain je me rends à Neufchâtel.

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