Lucien Murat, avatars, eschatologie et chatons


Création de Megathesis, 2019 Lucien Murat © Lucien Murat, courtesy Suzanne Tarasiève

Un être, on ne peut décemment y voir un homme, écrase le visage d’un second se tenant agenouillé devant lui. Ses muscles, particulièrement ses abdominaux, sont saillants, son regard hurle, et des plaies autour des yeux lui ouvrent les orbites. Il semble proche de l’énucléation, sans que la force à l’origine du phénomène ne vienne de l’extérieur, on dirait qu’ils vont sortir d’eux-mêmes, les yeux, poussés par une énergie interne. Son corps entier est en proie à d’ignobles mutations. Ses avant-bras ont disparu laissant place à des moignons desquels pointent des AK-47 qui ont fusionné avec sa chair ; un troisième bras lui pousse de l’abdomen dans ce qui semble être un sang purulent de pétrole qui coule du sommet de son crâne jusqu’à son nouveau membre. Sa bouche a un sourire d’ange, pas les mièvres créatures des assemblées religieuses mais, la torture qui consiste à couper les commissures des lèvres pour faire pendre les peaux en un rictus affreux. Il hurle, alors que son pied, voire toute sa jambe, se mêle au deuxième larron, sans que l’on puisse vraiment distinguer si c’est un heurt ou une autre mutation abjecte en cours qui verrait l’union des deux malheureux. La scène est décontextualisée, mais on l’imagine aisément apocalyptique, une aridité de pétrole, des fumerolles noires asphyxiantes, des ruines de buildings derrière, en train de s’affaisser sur eux-mêmes, rongés par des flammes vengeresses ; on imagine aussi des barricades où d’autres s’affrontent dans le vacarme des sulfateuses, des moteurs, de machines à la fois vivantes et mécaniques et de hurlements rageurs. À la place de ce décor que l’on fantasme, un fond abstrait. De simples pixels, traversés de glitches, et là, comme un cheveu sur la soupe, une jolie scène bucolique où de petits chatons trop mignons sortent d’un panier en osier et regardent avec leurs yeux implorants et humides le visage du soumis se mêler au pied du tortionnaire. 

Bienvenue chez Lucien Murat. 

Certains artistes, et c’est une qualité, ont un style. Une singularité, soit dans la manière de représenter, de soumettre le réel à des lois picturales, soit dans les sujets présentés, avec une façon particulière de combiner le littéral et le symbolique, et le plus souvent, c’est évidemment un subtil mélange des deux. Même si leur travail progresse, l’évolution reste circonscrite à cette légalité, ainsi demeurent-ils parfaitement reconnaissables, malgré les écarts. Un Lucien Murat, on le reconnaît instantanément. C’est plein de sang et de testostérone. C’est tellement abusé qu’on ne peut pas prendre tout ça complètement au sérieux. Le plus souvent, un « Lucien Murat », c’est une tapisserie tirant son esthétique de l’iconographie du jeu vidéo, particulièrement les FPS des années 1990, comme Doom, époque où le réalisme n’était pas de mise dans le jeu vidéo à cause des limitations des cartes graphiques, très lourdes. Lucien Murat s’inspire ainsi des stratégies de transposition de la réalité dans un univers virtuel des games designers de l’époque. Le 16 bit de ses images fait rimer le pixel numérique avec le « pixel de broderie », le point de croix, et complexifie ses tapisseries avec des collages de canevas, comme ces petits chats, qui créent des contrastes pour le moins étonnants. Parfois c’est burlesque ces juxtapositions d’images, d’autres fois plus grinçant. Voici le « style » Murat. Et pourtant, depuis qu’il a commencé ses tapisseries, en 2012, il y a eu de franches évolutions. D’abord, les fonds se sont structurés, les patchworks de canevas initiaux ont laissé place à des fonds plus sobres, parfois simplement glitchés, les carnations et les flammes traitées auparavant comme des pixels avec des carrés d’acrylique se sont muées dans des représentations plus fines, à l’aérographe. Surtout, les compositions se sont ordonnées, plus claires, plus lisibles, et rassemblées en un ensemble cohérent, soumises à une narration plus générale, un récit mythologique imaginé par Lucien Murat. Un récit paradoxal aussi, puisqu’il prend des airs de cosmogonie aussi bien que d’apocalypse, c’est la création du monde en même temps que sa fin.  Vina, déesse violée, née d’une colère originelle, y enfante trois horreurs qui se muent en un démiurge, Megathesis, lui-même à l’origine de cinq abominations, chacune la mutation d’un des cinq sens. Cette tapisserie, dans la distillation du récit mythologique de Lucien Murat, occupe une place centrale. C’est l’instant où les trois frères illégitimes, fils de Vina, s’entretuent et s’entremêlent pour créer Megathesis, l’être « aux trois bras, aux quatre jambes et à la tête lacérée ». 

Cette présentation iconographique appelle une lecture iconologique. Megathesis, sans mal, peut apparaître comme le symbole d’une réalité fuyante, d’un présent qui n’est plus figé, d’une identité en évolution. Tirant sa raison d’être du concept d’ « avatar », l’incarnation numérique d’un individu dans le monde virtuel, Megathesis est un guide, comme Virgile accompagne Dante dans les Enfers, permettant de pénétrer les insondables des réseaux. Tout ce travail tente de formaliser le fatras des Internets, leurs avalanches d’images sans cesse (re)produites, modifiées, altérées, partagées ; il tente de formaliser la logique surréaliste et intempestive du pop-up. Il se pose comme le reflet déformé d’une image devenue mutante, et d’un homme lui-même appelé à muter, écartelé entre les craintes et les espoirs ouverts par le progrès technologique. Entre le transhumanisme, l’optique incertaine du salut, répondant à la possibilité d’une humanité crépusculaire. Comme « l’art post-Internet » duquel leur auteur se réclame — qualifiant les pratiques d’une génération d’artistes née dans les années 1980 et marquée par les irrémédiables mutations opérées par les Internets dans la société —, ces images témoignent aussi de l’irruption du virtuel dans la réalité. Et comme souvent, chez les artistes « post-Internet », elles livrent une lecture archéologique du progrès technologique. Le travail de Lucien Murat, entre les canevas de broderie et les vieux pixels des jeux vidéo, il sent un peu la naphtaline. Ce sont les images d’un temps passé, déjà. Peut-être pour  renouer avec les douces heures passées enfant devant la machine à dézinguer les aliens, avec l’esprit libertaire un peu fantasque, qui marquait la technologie de l’époque, avec un temps où les Internets étaient encore libres, où ils étaient encore puissance d’utopie, avant de se muer en outil de contrôle. Images obsolètes d’obsolescences, qui renvoient à notre propre crépuscule. Ce que les Internets et les humains sont et ne sont plus. 

Clément Thibault
Lucien Murat prépare son premier solo show chez Suzanne Tarasiève, Paris.

« One to rule them all »
Galerie Suzanne Tarasiève, Paris
Du 7 décembre 2019 à février 2020
7 Rue Pastourelle, 75003 Paris + 5 Passage de l'Atlas, Villa Marcel Lods, 75019 Paris
https://suzanne-tarasieve.com
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