La politisation des objets domestiques par Mona Hatoum


De parents réfugiés palestiniens, Mona Hatoum née en 1952 à Beyrouth (Liban). N’ayant pu y obtenir de droit de séjour permanent, la famille s’exile en Angleterre. L’artiste étudie à la Slade School of Fine Art de Londres. Ses premiers travaux, dans les années 1980, la dirigent vers la performance et l’art vidéo. Son corps apparaît comme un médium de choix dans une démarche artistique engagée. Dans des mises en scènes visant à dénoncer l’oppression des exilés de pays en guerre, elle le pousse dans ses retranchements. Elle projette le spectateur dans sa condition de témoin passif de cette violence. Elle se tourne ensuite vers l’installation et la sculpture. Ouverte à une pluralité de techniques, Mona Hatoum, dans ses nombreuses résidences à l’étranger, privilégie les matériaux et moyens d’expressions locaux, souvent dans un processus participatif.

doormat-ii-mona-hatoum
Mona Hatoum, Grater Divide, 2002, 204 x 3.5 cm, acier doux, Photo: Iain Dickens

Dans la seconde partie de sa production, Mona Hatoum réinvesti notamment des objets domestiques dans des œuvres telles que Grater Divide, No Way, Daybed, Doormat II ou Slicer. Immédiatement reconnaissables, ses objets, par des modifications minimalistes (usage de clous, branchement électrique, etc.) et des changements d’échelle, adoptent une aura menaçante voire agressive. Le matériau, un acier froid, gris foncé, leur confère une froide austérité qui nous fait nous interroger. Mais de quelles manières l’artiste parvient-elle à faire glisser ses objets du quotidien dans le champ politique ?

No Way II, 1996
Mona Hatoum, No Way II, 1996, 27.4 x 22.3 x 12.7 cm, Acier inoxydable

 

Des objets paradoxaux

Le propos de ces sculptures-objets repose sur leur ambigüité. En effet, Mona Hatoum transforme des objets du quotidien en quelque chose d’étrange et de menaçant. Comme l’écrit Catherine Francblin,

La forme chez Mona Hatoum est un piège. Il suffit de s’approcher des œuvres pour que s’évanouisse l’impression d’avoir affaire à un objet familier et que surgisse à sa place, avec d’autant plus de violence qu’on ne l’attendait pas, un objet inconnu, inquiétant, qui dépossède de son savoir celui qui le regarde [1].

Dans un principe semblable à Grater Divide, No Way et No Way III (1996) passent du statut d’objets ordinaires à celui d’objets sinistres : la passoire et l’écumoire dont les trous sont bouchés par des boulons métalliques se transforment en une mine et une massue. Ils produisent alors deux niveaux de perception contradictoires : celui de l’attraction / séduction contre la répulsion / l’agressivité. Le spectateur est séduit par la familiarité et la reconnaissance des formes mais la rudesse et dangerosité qui en émanent le placent dans une insécurité.

Ces sentiments antagonistes activés chez le spectateur sont à analyser sous le concept freudien « d’inquiétante étrangeté » ou « Unheimlich » [2]. Il s’agit de la sensation que l’on peut ressentir face à un objet, une chose du quotidien qui nous met dans une situation d’inconfort, de malaise, sans que l’on puisse se l’expliquer vraiment. Freud puise ces éléments d’analyse principalement dans la littérature allemande et en particulier dans Les Contes d’Hoffmann. Ces derniers racontent l’amour d’un homme pour une automate à l’apparence humaine. Il se laisse aveugler par cette apparence malgré des anomalies notables qui provoquent ce sentiment d’inquiétante étrangeté. Ce concept rappelle celui du roboticien japonais Masahiro Mori de « vallée de l’étrange ». Plus l’apparence d’un androïde est semblable à celle d’un humain et plus ses défauts apparaîtront monstrueux. Grater Divide est revêtu de cette inquiétante étrangeté de par les anomalies qui la composent et la perte de la fonction initiale des deux objets qui la constituent.

Home, 1999
Mona Hatoum, Home, 1999, Dimensions variables, Bois, acier inoxydable, micro électrique, dispositif dimère informatisé, amplificateur et deux haut-parleurs, Photo: Herbert Lotz

Ce sentiment d’ambiguïté est porteur d’une narration. Georges Didi-Huberman dévoile l’artificialité de la tautologie des œuvres du minimalisme, mouvement dont les œuvres de Mona Hatoum reprennent le langage formel. Pour lui, le discours minimal n’est pas autoréférentiel. Les œuvres ne sont pas de purs et simples volumes, ne représentant qu’eux-mêmes. Ils provoquent « l’inéluctable scission du voir » : « voir c’est sentir que quelque chose, inéluctablement nous échappe » [3]. En interrogeant notre perception du monde, ces objets paradoxaux semblent investis d’une force vitale, animés. Ils laissent entendre qu’ils possèdent une existence à part entière. Désormais impraticables, supports d’un univers inhospitalier, leurs fonctions nouvelles restent à définir. La présentation des œuvres de Mona Hatoum invite alors le spectateur à investir par son expérience la polysémie de l’œuvre. L’artiste déclare dans un entretien avec Michael Archer en 2004 : « Je trouve très enthousiasmant qu’une œuvre raisonne de sens, de paradoxes et de contradictions multiples ». Dans Home (1999), des ustensiles de cuisine sont posés sur une table électrifiée bourdonnante. Elle nous met face à la dépossession de l’espace quotidien, faisant référence à l’expérience palestinienne de manière allusive.

 

Vers un Post-Minimalisme politique 

N’ayant jamais accepté l’étiquette d’artiste politique, Mona Hatoum se prononce en faveur d’une sorte de « protestation tranquille » par l’acte de création. Elle ne décrit pas de manière directe des actes de violence ou des évènements. Elle cherche plutôt à soumettre le spectateur à des sensations de peur, de danger, de violence imminente, d’ambiguïté inquiétante. Elle favorise ainsi la possibilité d’un élan d’empathie envers les situations extrêmes dans lesquelles se trouvent des réfugiés. Outre le thème de l’existence quotidienne des civils dans les pays en guerre, la place des femmes dans la société est récurrente dans son travail. C’est notamment dans ses vidéos et performances, qu’elle use du corps comme un instrument politique. Cette pratique s’inscrit dans une mouvance de l’art des années 1970-1980 où l’on retrouve des artistes telles Marina Abramović, Ana Mendieta, Sonia Andrade…

Daybed, 2008
Mona Hatoum, Daybed, 2008, 31.5 x 219 x 98 cm, Acier noir

Mais qu’en est-il du résultat de ses œuvres ? Quelle est la réaction du spectateur face à ces objets paradoxaux ? S’engage-t-il ? Dans son essai Pour un nouvel art politique, Dominique Baqué s’interroge sur la capacité réelle des œuvres plastiques à produire des changements politiques, à fédérer les spectateurs dans une cause dénoncée. Pour elle, l’art a échoué dans son action politique : « Souvent de bonne volonté mais inopérant, pour ne pas dire inefficace, coupé de ses récepteurs dont il se croit pourtant proche, l’art contemporain avoue son échec sans jamais l’assumer » [4]. Elle considère que l’art doit passer la main au documentaire engagé, qu’il soit photographique ou, surtout, cinématographique. Leurs actions lui paraissent bien plus efficaces du fait qu’il s’agit de médiums à la fois plastiques, produisant un discours clair et informatif.

Mais un message n’a peut-être pas nécessairement besoin d’être explicite pour être perçu et saisi. Dans un monde de surmédiatisation, où notre vision est saturée par des images, une œuvre de Mona Hatoum peut provoquer en nous un malaise bien plus profond qu’une photographie de guerre. Et ce sentiment qu’elle nous laisse peut suffire à éveiller les consciences et atteindre sa finalité, faire évoluer une situation, provoquer la révolte. Dominique Baqué rappelle que « de l’œuvre d’art, Kant disait que sa force résidait dans le fait qu’elle donnait “à penser”. Donner à penser pour ensuite, peut-être, réactiver le politique ». Plus que donner à penser, les œuvres de Mona Hatoum nous donnent à ressentir.

 

Pauline Schweitzer

 

[1] Catherine Francblin, revue d’exposition « Mona Hatoum – Centre Pompidou / 24 juin – 28 septembre 2015 », Artpress n°426, octobre 2015.

[2] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Folio essais, Paris, 1985.

[3] Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Les Éditions de Minuit, Paris, 1992.

[4] Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique, De l’art contemporain au documentaire, Flammarion, Paris, 2004.

 

Image à la une : Mona Hatoum, Doormat II, 2000-2001, 3 x 72.5 x 42 cm, Acier inoxydable et tiges en nickel plaqué, colle, toile

Pauline Schweitzer
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