Enzo Certa, au bal masqué


Si la peinture d’Enzo Certa était une musique, elle serait un mélange des plus pointu combinant opéra italien classique et rythme endiablé de la Compagnie créole. Elle s’écouterait alors très fort – de préférence dans un casque à paillettes – pendant un trajet de métro au milieu de la puanteur et des mines déconfites. Car oui, il vaut mieux avertir immédiatement le regardeur : la peinture d’Enzo Certa ne s’apprécie qu’en la dévorant des yeux. Elle ne laisse aucune marge à la fausse pudeur.

Un professeur m’a dit :
« Vos peintures sont les mêmes que celles de chez ma grand-mère. »
J’ai naturellement répondu : « Oh, ça doit être joli chez elle ! »

Enzo Certa

Portrait d’Enzo Certa dans son atelier, octobre 2019. Photo : Anne-Laure Peressin.

Du restaurateur de tableau à la chemise de Carlos

Si son nom trahit ses origines paternelles, Enzo Certa grandit pourtant loin d’elles sans jamais cesser de les fantasmer. L’Italie est autant ancrée en lui qu’absente de sa vie. C’est donc aux côtés de sa mère et son petit frère, dans les Landes françaises, qu’il mène une vie d’insouciance avant de découvrir une réalité plus crue, le jour où sa famille déménage pour le travail.
Parachuté dans le quartier de la Goutte-d’Or puis dans le XIIIe arrondissement à Paris, le jeune Enzo Certa, âgé d’une dizaine d’années, découvre un monde aussi foisonnant que fascinant où tout va trop vite, où tout est trop bruyant. À la maison, des piles de livres ne finissent plus de s’ériger à mesure que grimpe la renommée de sa mère, flèche montante à la radio en journalisme littéraire et culturel. Alors qu’elle se spécialise et partage sur les ondes son goût pour la linguistique française, Enzo Certa, lui, se sent plus héritier d’une culture méridionale à l’accent chantant. Il mythifie l’histoire de l’Italie, plus particulièrement la période de la Renaissance, celle des grands maîtres et de l’architecture luxuriante. Il se souvient avoir recopié au crayon à papier la Joconde, dont l’image était reproduite en miniature dans un dictionnaire. Cet attrait pour le dessin, il le nourrit avec des cours d’arts plastiques au Louvre, des moments qui éveillent chez lui une inclination pour le travail d’atelier. Animé par cette atmosphère, il se dirige vers un lycée en arts appliqués avant d’intégrer une licence en restauration d’œuvres d’art. « J’étais devenu un médecin pour les tableaux ». Cet apprentissage académique, riche en connaissances théoriques et pratiques, ne l’épanouit pas. « Autour de moi, les spécialistes vénéraient l’œuvre. Le culte à l’objet d’art ne correspondait pas à ma vision de l’art. » confie-t-il. Se délecter de la beauté d’une œuvre et respecter le savoir-faire de l’artiste, oui. Sacraliser, idolâtrer et élever l’art à niveau supérieur, non. De là, naît sûrement une envie de déjouer les codes en investissant a contrario l’école des Beaux-arts de Caen, avec l’ambition d’afficher une belle peinture léchée à des professionnels réfractaires à ce médium jugé traditionaliste. Si ses débuts sont mal compris, il finit avec les félicitations du jury et continue son ascension aux Beaux-Arts de Paris. Au milieu d’étudiants aux concepts aussi radicaux que farfelus, Enzo Certa dénote par sa grande maîtrise du pinceau et de la peinture à l’huile, habileté devenue rare dans cette institution. Mais cette finesse et dextérité contrastent avec l’artiste. Enzo Certa, fier de son ventre ronflant, porte des chemisettes à grosses fleurs façon Carlos dans Big bisous et aime chanter du Laurent Voulzy parce que c’est joli.

Enzo Certa, Héliogabale et ses amours ou le grand citron, huile sur toile, 2019, 185 x 185 cm
Enzo Certa, Le ravissement, huile sur toile, 210 x 165 cm, 2018
Vue d’exposition « 3 ans au Placard », Ecole des Beaux-Arts de Paris, juin 2019, mur recouvert de bâches plastiques, 2019.

L’esprit de l’extravagance

Dès le premier regard posé sur l’une des œuvres d’Enzo Certa, impossible de ne pas plonger dans une épopée exaltant des notions propres à l’héroïsme, à l’histoire de l’art italienne, à la mythologie, à la fable ou au théâtre comique, le tout dans une unité contemporaine déconcertante. Esthétique baroque à la touche léchée, compositions sophistiquées – et pourtant instinctives –, ou encore, palette acidulée tirant du rose dragée au jaune citron, l’univers d’Enzo Certa est joyeusement fou, opulent, anachronique et subversif.
Sur des formats monumentaux se déroulent des guerres carnavalesques, des cortèges de créatures hybrides et des saynètes à droite à gauche. Rien n’est figé – et pour cause ! –, Enzo Certa déteste l’immobilité. Chaque personnage figuré correspond à un modèle préalablement filmé en pleine action, et dont les mouvements sont visionnés en boucle par l’artiste, pareil à un GIF, avant d’être peints sur toile ou bois. Parmi les visages reconnaissables, deux sont récurrents : l’autoportrait du peintre et celui de sa compagne dessinatrice, Cassandre Rain. Autour d’eux se déploie un royaume – leur royaume – où ils triomphent de toute leur gloire. Telle Junon qui dispense ses dons à Venise au Palais des Doges, Enzo Certa se représente victorieusement debout en train de déverser de l’or sur une âme faiblissante à ses pieds. Assise à ses côtés, Cassandre Rain, coiffée d’une superposition de couronnes et de plumes bouffantes, lui maintient fermement l’épaule en guise d’acquiescement, tout en maintenant de son autre main une tête d’âne caparaçonnée aux grandes oreilles. L’un et l’autre laissent paraître leur vulve, d’une manière aussi discrète que fallacieuse, obligeant l’œil à les observer pour franchement les remarquer. Ces détails piquants témoignent d’un pied de nez fait à la construction du genre : genre biologique, genre social, mais aussi genre pictural.

Le genre, c’est pas son genre

Lors de son passage de diplôme aux Beaux-Arts en juin 2019, Enzo Certa accoutré d’une de ses chemises à fruits exotiques, expose son travail dans un décorum de bâches plastiques grossièrement peinturlurées. À la rencontre du génial et du kitsch, il joue de l’auto-dérision tant par sa présentation tape-à-l’œil aussi captivante qu’insignifiante, qu’une attitude sciemment excentrique et assumée. Il est ce diplômé en restauration de tableaux qui se moque de l’adoration portée par des gens trop sérieux qui élèvent certaines « croûtes » au rang de chefs-d’œuvre ; il est cet artiste aux Beaux-Arts qui se gausse de la production sans forme et sans fond commanditée par les diktats des actionnaires de l’art ; il est Enzo Certa, fier de n’appartenir ni aux uns ni aux autres en jouant au grand écart entre sa virtuosité technique – distinguée et soignée –, et son appétence pour l’outrance.
Cette manière d’être, d’agir et de voir le monde évoque les notions du camp, modèle esthétique théorisé par Susan Sontag en 1964. Selon ce concept, le camp serait l’art de jouir par le goût du trop. Pluriforme, le camp peut-être tout à la fois une œuvre d’art, un amour pour le superflu ou une philosophie de vie à partir du moment où il n’est pas délibérément étiqueté et pensé comme tel. Lorsque le camp est intellectualisé, il cesse d’être. En effet, l’un des principes élémentaires du camp est celui de l’ironie, aussi sérieusement exhibé qu’indifférent au qu’en-dira-t-on. Ces célébrations du travestissement, du too much, des artifices ou de l’art du détournement sont monnaies courantes de l’autre côté de l’Atlantique dans le milieu de la mode (le camp était d’ailleurs le thème à l’honneur au Gala du Metropolitan Museum de New York en mai 2019), de la communauté queer, des drag queens, et même dans la littérature, le cinéma, la musique ou la télévision. En France, le camp est encore peu connu et mal compris, sûrement parce que notre culture à une tendance à intellectualiser les choses… tuant dans l’œuf l’esprit même du camp ! C’est justement un débat sur l’intellectualisation de l’art et sa futilité contemporaine qu’Enzo Certa interroge, presque malgré lui.
C’est dans cette même veine que ses dernières créations se jouent de la morale professée comme dans les fables de La Fontaine. Des écureuils personnifiés (filmés lors de sa résidence à Londres durant l’été 2019) s’en prennent violemment aux rats qui s’étaient déguisés en écureuils pour goûter, eux aussi, aux précieuses fraises de chez Harrods. Cette stratégie pacifiste du dérisionnisme(1) est sans succès : les méchants rats se font massacrer. Moralité ? « Est-ce qu’il y a vraiment une morale à retenir ? »

Anne-Laure Peressin

Enzo Certa, Les fraises de chez Harrods, peinture à l’huile sur bois, 2019, 60 x 240 cm
  1. Terme repris de Srdja Popovic dans Comment faire tomber un dictateur pour qualifier l’emploi d’une action non-violente comme l’humour pour protester ou se révolter.
Anne-Laure Peressin
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