Les corps marginaux de Randa Maroufi


J’ai découvert le travail de Randa Maroufi il y a près de deux ans, alors que sa vidéo Le Park rejoignait les collections du Cnap. Dans un parc d’attraction désaffecté de Casablanca, je la suivis durant sa lente déambulation dans l’image, entre les corps, parcourant un temps suspendu. Puis, nous nous sommes rencontrées alors qu’elle commençait à travailler sur son projet multicéphale, Bab Sebta, qui traite du passage de la frontière à Ceuta, l’une des enclaves espagnoles sur le sol marocain. Dans son film, elle aborde ce territoire transitoire entre le Maroc et l’Espagne et le représente comme un espace à part entière, générateur de comportements singuliers. Elle ne traite ni des flux migratoires ni du trafic de drogues, préférant se pencher sur la circulation quotidienne d’une marchandise pauvre et sur ce qu’elle révèle, en tant que moment micro-social, des rapports humains qu’elle génère. Elle œuvre à faire le portrait de Bab Sebta, pas de Ceuta, pas du Maroc, mais bien de cette frontière, sans pour autant la filmer : les protagonistes sont déplacés dans un studio où ils vont rejouer leur travail quotidien, faisant ainsi disparaître le territoire et éliminant la dimension physique de la frontière. Chacun de ses projets est intrinsèquement lié à un territoire mais, transposable à d’autres, résolument universel.

Ainsi Randa Maroufi, avec douceur, nous parle de frontières et de transgression : frontières géopolitiques, certes, mais aussi frontières du genre et au sein des espaces publics, intimes et psychiques. Flirtant tout à la fois avec la fiction, l’étude sociologique et le documentaire, l’artiste choisit de nous montrer ce que ces espaces réels ou symboliques font aux corps, d’explorer les violences qu’ils subissent, employant la mise en scène pour déstabiliser le regardeur et questionner sa perception du vrai, du faux, du construit et du réel.

Randa Maroufi, née en 1987 à Casablanca, est diplômée de l’Institut National des Beaux-arts de Tétouan, de l’École Supérieure des Beaux-arts d’Angers et du Fresnoy. Pour chaque projet, elle part d’un lieu et souvent d’une rencontre, qu’elle traduit ensuite au travers de la vidéo, de la photographie et de la performance. Les images, leur construction et leur statut, sont au centre de son travail : elle les réinterprète parfois (Reconstitutions), les pénètre (Le Park) et s’en joue (Stand-by Office). Si la forme est volontairement ambiguë, le discours l’est bien moins. De fait politique, sans volonté politicienne, Randa Maroufi tente de regarder bien en face une époque aux enjeux et aux formes de violences multiples.

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Randa Maroufi, Le Park, 2015 © ADAGP – 2019.

Flora Fettah : Comment présenterais-tu ton travail à quelqu’un qui ne l’a jamais vu ?

Randa Maroufi :  Ma recherche se situe entre le reportage, le cinéma et l’étude sociologique, que je poursuis en développant différents projets axés sur la question du genre et le statut de l’image. Je développe des problématiques liées à la transition, à la surveillance, au réveil et à l’affranchissement. En quelques mots: un lieu, des gens, une caméra.

F. F. : Lors de notre précédente rencontre tu m’as dit que le point de départ de chacune de tes œuvres était un lieu et une rencontre. Peux-tu revenir sur ton processus de création et la genèse de tes œuvres ?

R. M. : Un travail se construit au fur et à mesure de rencontres, ou s’appuie parfois  sur une image que je trouve sur les réseaux sociaux, un souvenir de la vie de tous les jours ou un événement fugace. Lorsque j’ai saisi cet instant, je couche l’idée sur le papier, puis, dans un second temps, après l’avoir digéré et imaginé un moyen pour traiter le sujet, j’y reviens.

Ensuite je fais des repérages. L’idéal est de pouvoir travailler avec les personnes présentes sur place, ou qui connaissent bien le lieu.J’ai besoin d’être entourée, tant pour le contenu que pour sa réalisation concrète. Seule, il me serait impossible de produire mes films. J’ai besoin d’échanger  en permanence, depuis les prémices d’un film, à son montage en passant par le tournage.

Puis j’essaie de faire partie du paysage, d’habiter le lieu, de créer des liens avec les gens – plutôt de confiance que d’amitié. J’explique aux gens dès le départ que nous allons travailler ensemble. J’essaie de rester bienveillante.

Je ne sors jamais ma caméra. Mon téléphone suffit pour quelques images prises discrètement sur place. Je prends des sons, des notes. J’attends.

J’échange beaucoup avec les gens, je m’intéresse à ce qu’ils font. Je leur montre ce que j’ai déjà fait pour qu’ils aient une idée de ce que nous pouvons faire ensemble.

Je prépare, prépare, prépare.

Petit à petit, les gens sont de plus en plus curieux, motivés, et  veulent commencer le tournage. Le jour J arrive, l’équipe technique arrive, ainsi que le matériel. Pas d’inquiétude. Les gens sont contents. Je sors cette caméra enfin et on tourne.

F. F. : Tu sembles beaucoup employer la fiction, la mise-en-scène dans tes œuvres tout en la mettant au service du réel, créant une oscillation permanente entre le vrai et le faux. Pourquoi ce choix narratif ?

R. M. : Ce que je veux c’est jouer avec l’ambiguïté de la mise en scène. Je désire laisser au spectateur un champ des possibles vaste et libre d’interprétation. L’entrecroisement entre « réalité » et « réalité plausible » pousse au maximum l’incertitude de faits.

Je ne veux pas asséner une vérité dans une fiction, j’essaye de proposer des interprétations possibles. Le jeu avec la frontière entre documentaire et fiction alimente beaucoup plus le champ de l’interprétation.

F. F. : Le territoire est prégnant dans tes œuvres sans en être nécessairement le sujet, est-ce dû à la dimension « localisée » tes œuvres ou vois-tu d’autres raisons ? Également, si tes œuvres évoquent souvent des espaces particuliers (Bab Sebta, Le Park, Stand-by Office…), ils semblent toujours se fondre dans une aspiration plus « universelle », qu’en penses-tu ?

R. M. :  Mes œuvres se font au fur et à mesure d’invitations qui me sont faites : Trankat à Tétouan pour Bab Sebta, une résidence à Amsterdam pour Stand-by Office. Il faut un lieu pour faire un film. Chacun d’entre eux se fait dans la tension entre les personnages et le lieu, en une sorte d’aller-retour : pour Le Park, je suis partie d’un lieu, un parc d’attraction abandonné, puis j’ai travaillé sur les protagonistes. Pour Bab Sebta, c’est l’inverse, j’avais envie de faire un projet avec des gens en particulier puis le lieu s’est imposé tout naturellement. Tout dépend des projets finalement.

La dimension universelle est arrivée petit à petit : avec la série Reconstitutions d’abord, dont l’action est totalement transposable à une autre ville dans un autre pays. Je suis assez fière de pouvoir faire des œuvres qui abordent des situations précises sans me retrouver avec l’étiquette de l’exotisme.

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Randa Maroufi, Stand-by Office, 2017 © ADAGP – 2019.

F. F. : Il semble y avoir une dimension fortement politique dans le traitement de l’espace public dans tes œuvres : le harcèlement des femmes dans la rue ;  les enjeux à la frontière de Ceuta ; la poétique du désœuvrement dans ce parc à l’abandon de Casablanca, etc. Est-ce une volonté claire de ta part ? L’artiste a-t-il selon toi un rôle à jouer dans le débat public et politique ?

R. M. :  Je ne suis pas politicienne. Mais je ne vais pas me voiler la face non plus : mon travail a une dimension politique, c’est certain. J’essaie de poser un regard sur des sujets auxquels je suis sensible tout en gardant une distance dans ma proposition artistique. J’essaie de ne pas rentrer dans un combat militant mais de faire passer mes idées d’une manière plus douce et intelligente : jouer avec des codes, détourner des situations…

F. F. : Cependant, l’humain et les rapports humains semblent rester au cœur de ton travail, les protagonistes des œuvres étant acteurs plus que sujets. Qu’en penses-tu ?

R. M. : Oui, c’est effectivement le cas puisque les acteurs qui apparaissent dans mes œuvres sont eux-mêmes concernés par la situation.

F. F. : Tu choisis donc de faire apparaître des personnes dans tes œuvres qui performent des choses faisant partie de leur propre vie ?

R. M. : Tout dépend des projets, mais ce sont toujours des gens qui connaissent le terrain, qui maîtrisent l’espace. Pour Ceuta, les protagonistes sont en partie de vrais contrebandiers, en partie des figurants. Ceux-ci peuvent être les amis des premiers – pas nécessairement contrebandiers aussi – ou des gens du village dans lequel se trouve le hangar où nous avons tourné, à environ une heure et demie de Ceuta. Il me semblait important d’inclure les gens sur place et ne pas simplement débarquer avec camion et équipe sans chercher à créer le moindre lien avec le lieu sur lequel nous nous trouvions. Pour Amsterdam, ce sont des personnes qui habitent réellement le territoire. À Casablanca, ce sont surtout des gens qui vivaient dans le parc ou des amis qui passaient. Mais à Bruxelles, ce n’était que des acteurs castés.

Tout ceci participe de mon jeu entre fiction et documentaire. Le parti-pris documentaire vient de ce que le lieu existe à la différence de l’espace que je filme. Le réel est présent mais montré de manière fictive. À Bruxelles, j’ai substitué les femmes aux hommes, celles-ci effectuant les mêmes actions qu’eux, créant une situation unique et fictionnelle dans un environnement réel.

F. F. : Tu sembles travailler beaucoup avec des personnes marginalisées, protagonistes autant que sujets de tes œuvres . Est-ce volontaire ?

R. M. : Je me sens plus à l’aise et j’apprends beaucoup plus quand c’est le cas. Déjà dans mes jobs étudiants, je cherchais à travailler dans des centres d’hébergement d’urgence avec les SDF, les réfugiés ou l’Aide Sociale à l’Enfance.

F. F. : À l’occasion d’une de nos rencontres, tu avais évoqué le travail comme fil rouge inconscient de tes œuvres, comment cela s’exprime-t-il dans ton travail ?

R. M. : Dans la Grande Safae, c’est une femme de ménage. Dans Le Park, des chômeurs. Dans Stand-by Office, des personnes qui jouent des rôles de travailleurs. Dans Bab Sebta, des contrebandiers.

Dans chacune de ces œuvres, le travail est une problématique sous-jacente, abordée indirectement par les protagonistes, définis par leur profession – ou de leur absence de profession.

F. F. : Lorsque l’on regarde tes vidéos, ta présence, par le déplacement de la caméra, est très forte. Est-ce lié à la place importante accordée aux corps dans ton travail ?

R. M. : La présence de mon corps nous invite à entrer dans un territoire. Ainsi, dans Le Park et Stand-by Office, il y a une entrée à franchir pour pénétrer dans l’espace et dans l’histoire. Dans ces cas-ci, ma présence corporelle fait partie de l’écriture. En revanche pour Ceuta, même si je parle de porte (bab signifie porte), j’ai décidé d’aller voir, de montrer, ce qu’il y a juste avant et juste après le passage de la frontière.

F. F. : Sur quoi travailles-tu en ce moment ?

R. M. : Je travaille sur plusieurs projets. Je termine Bab Sebta, qui est composé d’un film qui sort en juin, d’une série de dessins et cyanotypes, d’un livre sonore et d’une installation. Je m’apprête aussi à commencer un projet photo et vidéo à Barbès, en partenariat avec l’Institut des Cultures d’Islam pour Embellir Paris. Il s’agit de continuer la série Les Intruses, que j’avais fait à Bruxelles en 2018 et qui se penche sur la place des femmes dans l’espace public. En réalité, ce projet est parti de Barbès il y a plusieurs années et je l’ai adapté au contexte bruxellois : ces femmes, des actrices, ont remplacé les hommes dans les cafés communautaires de la ville, dont ils représentent 95 % de la clientèle. J’ai repris le décor, leur attitudes, leurs accessoires et ai demandé aux femmes de les rejouer pour les photos. Cette année je vais finalement réaliser ce projet à Barbès où de nombreuses architectures et cafés sont occupés par des hommes qui y vivent et y traînent. À la différence de Bruxelles, je ne pense pas travailler avec des comédiennes mais plutôt avec des femmes du quartier, pour leur proposer, le temps d’une photo, d’occuper la place. Je vais bientôt en résidence à Belgrade et j’ai dans l’idée de faire des Intruses une série que je déclinerais dans chaque pays où je serais invitée.

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Randa Maroufi, Test technique avec Keltoum et Nabila, deux contrebandières à la frontière de Ceuta, 2015 © ADAGP – 2019.

 

Informations complémentaires :

Le travail de Randa Maroufi est exposée du 25 avril au 1er juin dans le cadre de l’exposition collective POLY à la Galerie Houg, à Paris : http://www.galeriehoug.com/fr/actus/156-sb-jj-rm

Randa Maroufi : http://www.randamaroufi.com

Embellir Pari:

http://www.embellir.paris/data/sites_d1f10/fiche/107/190204_ici_embellir_paris_note_candidature_6395f_6c69f.pdf

Image à la Une : Randa Maroufi, De la série Diwana, 2018 (Work in progress) © ADAGP – 2019.

 

Flora Fettah
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