LES ESPACES MÉMORIELS D’HAYOUN KWON


S’il est des choses que l’on peut a priori partager sans difficulté, le souvenir est sans doute le plus évident. Morcelable à souhait, gratuit et exprimable sur une large temporalité, il peut aujourd’hui être offert à tous, sans contrainte de distance, sans même nécessité de familiarité avec la personne qui le diffuse. Pourtant, à l’heure où nos envies et nos mémoires s’achètent, où nos vies se livrent en un clic sur les réseaux sociaux, le souvenir reste un trésor enfoui en chaque individu. Plus encore, on ne pourra jamais pleinement se le procurer, ni pleinement le délivrer ; car face aux souvenirs, l’imaginaire est une force qui permet certes d’obturer l’abîme entre le fait vécu et le fait supposé mais qui pervertit également la véracité de l’action passée. C’est cet espace impénétrable qu’Hayoun Kwon nous dévoile.

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L’Oiseleuse, 2018, vidéo. Courtesy Galerie Sator.

D’abord, il y a ce récit qu’on lui offre. De ce récit, elle garde une voix, celle du narrateur ; la personne ayant vécu ce souvenir. Là est la matière première de toute son œuvre. Et comme la glaise que le sculpteur fait glisser sous ses doigts, la confession prend forme dans l’esprit de l’artiste. Évidemment, comme toute matière première, jamais elle ne gardera son aspect originel. Elle est augmentée, interprétée et enfin incarnée dans les films d’Hayoun Kwon. Pour découvrir ces récits, nous devons revêtir un casque de réalité virtuelle, puis nous engager. Il nous faut souvent faire un pas, d’autres fois tourner la tête et toujours écouter. Dès lors, on découvre un espace mémoriel inédit, un territoire fantastique inventé par l’artiste.

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L’Oiseleuse, 2018, vidéo. Courtesy Galerie Sator.

À la galerie Sator, il s’agit en l’occurrence de flâner dans le souvenir de Daniel Nadaud, ami et ancien professeur d’Hayoun Kwon aux Beaux Arts de Nantes, dont l’anecdote fabuleuse fut baptisée L’Oiseleuse. Présentée en bi-dimension dans une salle qui n’a rien d’obscure, le film dresse le portrait de ce lieu découvert à la fin des années soixante par Daniel Nadaud, une demeure jusqu’alors inconnue, transformée en une immense volière par sa propriétaire.

Plus encore avec la réalité virtuelle, l’instant de projection est mis en suspend. Là est la magie du médium, il nous propulse immédiatement dans un monde qui malgré ses similarités avec la réalité, n’y accède jamais. Loin de l’attraction, la réalité virtuelle permet de rendre avec justesse un souvenir qui s’appuie sur un réel vécu mais qui est à jamais disparu. Là où les pratiques traditionnelles auraient desservies le propos d’Hayoun Kwon, par leur véracité et leur tangibilité, la réalité virtuelle est créatrice d’une nouvelle dimension nichée entre le fait et le fantasme qui l’accompagne.

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Présentation de L’Oiseleuse à l’occasion de l’exposition personnelle The Bird Lady au Palais de Tokyo, 2017.

Au seuil de la fiction, Hayoun Kwon nous ouvre les portes d’un monde fabuleux où l’objectivité s’est égarée. Comme Louis Leroy le fit il y a un siècle et demi devant Impression, soleil levant de Monet, certains reprocheront à Hayoun Kwon de prendre ses aises sur la réalité, de la dévoyer. Mais reproduire le schéma de ce sceptique est selon moi la mauvaise solution. Car une technologie qui a pour ambition de reproduire à l’exactitude notre réalité échouera inévitablement – et quel soulagement ! Face à cette inhérente capitulation du médium, n’omettent-ils pas la force première de l’art ? Celle de bouleverser celui qui répond à l’appel de la contemplation.

 

Camille Bardin
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