Jean-Baptiste Perret. Parler sa propre langue.


Le travail de Jean-Baptiste Perret m’invite à écrire comme l’on fait une cueillette de mots. Il y a ceux que je consomme (le millepertuis), ceux que j’affectionne (le jeu et la tendresse) et ceux que je tente de définir (l’art documentaire). Parmi le fourmillement de phrases avortées et de biffures mal orthographiées, j’ai cherché à donner une forme à nos échanges et à formuler ce que je ressens face à ses images-tableaux nichées au cœur du Massif central. La genèse de ce texte critique repose ainsi sur deux entretiens téléphoniques et la volonté d’en rendre compte.

L’Hiver et le 15 Août (2018) Film HD projeté, 56min, photogramme du film, Courtesy of the artist.

Scène 1 : Les yeux des autres.

De ma rencontre avec Jean-Baptiste, j’ai conservé des sensations : un vertige au bord d’une toile de Brueghel l’Ancien, une brûlure que l’on apaise avec de l’eau et une chaleur au creux du ventre, qui crépite comme un feu dans la neige. Des sensations-motifs, que l’on glane ici et là, en rencontrant les personnages qui habitent ses vidéos. Dans une valse de solitude, on découvre Joseph, un travailleur immigré, Walid, un ouvrier du bâtiment « sans papiers », Christiane, une bergère aux articulations un peu rouillées, ou encore Jean-Marc, un vacher en plein burn-out… Il y a des gens que l’on ne voit pas : ceux et celles qui travaillent la nuit, construisent nos maisons, élèvent les animaux que l’on rechigne à manger ensuite. Il existe, dans nos forêts, des ermites dont on ne soupçonne pas l’existence, des familles qui tentent de vivre autrement, des individus qui sont là et que l’on ne regarde pas. Sur ces personnes que l’on tient à l’écart, nous apposons des jugements, qui enferment et oppressent.

Dans les yeux des autres, la marginalité devient un stigmate, la trace visible de celles et ceux qui n’appartiennent pas à la norme. Comme une fange monstrueuse dont on tente de se débarrasser, les personnes dites « marginales » sont mises au ban de la société. Invisibles et invisibilisées, elles catalysent une peur profonde et enfouie : celle d’être nous-mêmes exclu·es et enfermé·es dans le carcan d’une étiquette que l’on n’a pas choisie. Cachés dans les montagnes, isolés ou solitaires, les individus que filme l’artiste assument leur différence et cessent de la subir. Dans les yeux de Jean-Baptiste, iels « parlent leur propre langue » et arrivent, par-delà les conventions, à créer leur manière singulière d’être au monde.

Le Toucher (2019) Vidéo HD, 2min, photogramme, Courtesy of the artist.

Scène 2 : Le rire gras, l’altérité réifiée et les dispositifs critiques

Parfois, la moquerie se mêle à la révulsion. Lorsque j’écoute de nouveau l’enregistrement de notre entretien et que j’entends Jean-Baptiste évoquer le repoussoir que sont certains documentaires « sociaux », qui soulignent les effets dramatiques et recherchent le sensationnel, une image me revient : celle d’un homme d’âge moyen, vêtu d’une veste de costume et d’un jogging, un verre de rouge à la main. « Docteur Lulu » est le sobriquet de cet homme, médecin autodidacte, et le titre d’un épisode de Strip-Tease, daté de 1994. Dans ce genre de reportages douteux, qui prétend montrer « le réel tel qu’il est, sans artifices », les protagonistes filmé·es ne sont plus des sujets, mais des objets de dérision. Une connivence se crée entre la caméra, qui esthétise et déshumanise, et les spectateur·ices, qui consomment les images à dessein : nous sommes là pour regarder s’agiter un bouffon, un pantin englué dans une vie dont il n’a pas les codes. Le regard curieux, limite voyeur, est avide de découvrir une incongruité. L’autre est réifié, transformé en bête de foire que l’on s’amuse à titiller pour mieux se divertir. Le rire gras ou jaune parachève l’exclusion. Le lien est rompu avec cet autre, marginal ou marginalisé : il n’est plus possible de s’identifier à lui et de le voir au-delà du masque de misère ou de ridicule dont on l’a affublé. Déchu de son humanité, il perd de son épaisseur et de sa singularité. Le mépris remplace l’empathie. Ce que l’on conservera de ces images, c’est leur esthétique kitsch, en vogue depuis le revival des années 1990-2000, partagé entre fascination et nostalgie d’une époque révolue, mais aussi une certaine condescendance vis-à-vis « des derniers vestiges du monde paysan d’antan ». (1) Le monde rural est esthétisé à outrance : le « mauvais goût » et les objets surannés, presque vétustes, deviennent les accessoires d’un décor fantasmé. (2)

Filmer et monter un documentaire, c’est aussi une manière de poser la question du formalisme dans la représentation du réel. Quel point de vue adopter en tant que réalisateur ou réalisatrice ? Comment ne pas sombrer dans une esthétisation du social ? Pour éviter cet écueil, des dispositifs critiques peuvent être mis en place. Tisser des relations sur un temps distordu est la première étape. Des mois ou des années peuvent être nécessaires avant de pénétrer l’intimité de quelqu’un·e, de filmer ses gestes quotidiens et ses moments de fragilité. C’est ce temps long qui a permis notamment la réalisation du film L’Hiver et le 15 août, dans lequel Jean-Baptiste suit quatre habitant·es du Massif central, dans les monts du Forez. Christiane réclame des massages à Jean-Marc pour soulager ses articulations ; Jean-Marc est à la recherche de millepertuis et demande conseil à Marion ; Marion soigne Jean-Claude ; Jean-Claude observe la faune et la flore. Jean-Baptiste les filme de près : il se place à leur niveau pour saisir les liens qui les unissent, entre eux et à leur environnement. Envisagé sous l’angle performatif, ce documentaire ouvre une brèche, empreinte d’une liberté nouvelle. Les personnages deviennent des acteurs et des actrices, qui s’inventent elleux-mêmes dans un cadre posé. Iels ne sont plus des objets mais de véritables sujets.

Le Sentiment géographique (2021) Projet en cours, Courtesy of the artist, La Société des Apaches.

Scène 3 : Le vivant et les trois écologies.

Lors de nos premiers échanges, il y a environ trois ans, ce sont les définitions qui furent au cœur de nos discussions. Je tentais de circonscrire la notion d’art documentaire, en analysant le documentaire joué dans lequel s’entremêlent les scènes fictives et réelles, tandis que Jean-Baptiste bannissait de son (et de mon) vocabulaire le terme de « nature ». Les mots que l’on emploie ne sont pas innocents. Chacun d’entre eux est chargé et charrie avec lui une idéologie, dont il faut parfois se méfier. Lorsque j’écris, ce n’est pas toujours simple de trouver les mots justes, ceux qui s’accordent avec mes sensations ou mes réflexions, ceux qui leur donnent de la consistance. Tracer les contours du mot nature signifie adhérer à l’idée selon laquelle les êtres humain·es seraient séparé·es du reste du monde, des autres êtres vivant·es et de leurs territoires. Cette vision occidentale repose sur une division artificielle, qui a permis la domination des Hommes(3), la (sur)exploitation des ressources dites « naturelles » et de l’environnement, pensé comme un « décor passif pour les activités humaines », pour reprendre une expression de Baptiste Morizot. (4) Une approche naturaliste, que Jean-Baptiste a pu expérimenter en tant qu’écologue. Issu d’une formation scientifique, il a en effet œuvré pour l’environnement avant d’entamer des études artistiques à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Lyon.

Son travail accorde une place égale aux trois registres écologiques, définis par le philosophe Félix Guattari (5) : ceux de la subjectivité humaine, des rapports sociaux et de l’environnement. À travers ses vidéos, peuplées d’herbes sauvages et de cours d’eau, Jean-Baptiste milite pour la (re)création de relations entre les êtres vivants et leur habitat. Pour lui, il s’agit d’une « posture locale, qui s’intéresse à l’individu présent dans le cadre. Ça a été un moment de déconstruction, puis de reconstruction par l’individu ». À l’ère de l’Anthropocène, il insiste sur la micro-histoire, celle qui valorise les récits des individus, leurs expériences et leurs ressentis. Sans être larmoyant, il pose son regard sur des moments de rupture (maladie, deuil, séparation) pour révéler ce qui (dé)construit et façonne nos identités. L’attention qu’il porte aux liens et aux événements vécus réinsère du vivant et de l’humain dans notre vision de l’environnement.

Luce Cocquerelle-Giorgi
(1) Pour reprendre le titre d’un article du Monde, à propos du film « Sans adieu » de Christophe Angou (2017) : https://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/10/25/sans-adieu-derniers-vestiges-du-monde-paysan-d-antan_5205536_3476.html (consultée le 23 novembre 2021)
(2) Que penser de la chanson éponyme « Docteur Lulu », de Zuukou Mayzie et Osirus Jack, du collectif 667 ? Dans le clip, les codes du reportage France 3 sont conservés, les rappeurs sont travestis en Docteur Lulu et ses compères de fortune, et le décor reproduit un intérieur vieillot, dans lequel les carreaux beiges de la cuisine et le téléphone à cadran rivalisent avec les calendriers érotiques…
(3) J’emploie ici à dessein le terme masculin, considérant que la domination de la nature est spécifiquement masculine et patriarcale et qu’elle va de pair avec la domination des femmes et des minorités de genre.
(4) Baptiste Morizot, « Sur la piste animale », Arles, Actes Sud, « Mondes sauvages », 2018.
(5) Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Editions Galilée, « L’espace critique », 1999.
Recommend
  • Facebook
  • Twitter
  • LinkedIN
  • Pinterest
Share