PUISSANCE FÉMININE, ÉNERGIE TERRESTRE


Mes yeux n’avaient a priori aucune propension à s’attarder sur le travail de Camille Juthier. Les couleurs fluos m’ont, à vrai dire, toujours débectées. Elles gueulent trop fort. Leur goulot tout entier ouvert, elles semblent prêtes à nous bouffer les rétines. Si bien qu’à première vue, certaines œuvres de la plasticienne me rebutent. Et pour cause ! Ce bleu, trop bleu pour qu’on ne s’en méfie, estentre autrescelui d’un des leaders de trucs dégueux que les industriels nous refourguent à longueur de rayons d’hypermarchés. Ce bleu, c’est celui du gel douche Axe® que Camille Juthier utilise comme médium pour ses peintures. Il est ici l’emblème d’une société viriliste, qui fantasme des nanas blanches, aux corps longilignes, aux gros nichons et aux culs à l’air, courant comme des bêtes enragées incapables de résister au charme du prétendu beau gosse détenteur de la magie Axe®jeter un oeil aux publicités de la marque suffit à donner froid dans le dos. De l’humour me direz-vous…

Cette couleur, dénuée de référent naturel, pullule dans la grande distribution et la publicité. On l’utilise pour vendre des produits d’hygiène corporelle, y compris pour figurer les menstrues, mais aussi pour les produits ménagers et alimentaires. Le Powerade®, également utilisé comme médium par l’artiste en est ici l’archétype. Cette boisson énergisante à destination des sportifs, au slogan équivoque : « L’eau ne suffit pas. » et commercialisée depuis les années 1980 par la firme Coca-cola®. En boire accroîtrait considérablement nos capacités performatives. Ce bleuaux usages aussi multiples que contradictoiresdit beaucoup de notre manière de percevoir nos corps. Ils sont envisagés comme les simples véhicules de nos esprits, des enveloppes capricieuses que l’on réclame minces, non odorantes, sans cellulite ni poils. Ces corps méprisés, il faudrait à tout prix les aseptiser, les faire taire : se foutre du Axe® sous les aisselles ou boire du Powerade® induirait alors une transcendance de ce bout de chair capricieux aux pulsions trop bruyantes. 

 

Camille Juthier. Axe peau, n1, 2019, axe plexiglas pâte à modeler, 31 x 40 cm.

 

À ce rigoureux dualisme, Camille Juthier préfère une approche résolument plus fluide. Elle laisse ainsi une place toute particulière au hasard qui devient l’artisan de découvertes chimériques, donnant naissance à des créatures hybrides et protéiformes. Avec la macération, l’artiste fait  se rencontrer des objets variésvégétaux, minéraux, comme technologiqueset les place dans des poches en silicones avant de les laisser librement évoluer. Dans ces placentas externes, se croisent donc des soies de maïs, des cartes sim, et autant d’éléments antinomiques qui viennent se coaguler, se résorber ou simplement pâlir. Dans son atelier traînait, près d’une fenêtre, l’une de ces bouteilles de Powerade® dans laquelle mijotait une carte sim. On aurait alors cru voir la terre rare qui emplit la puce se diffuser dans la boisson. Cette dernière, qui pourrissait lentement, laissait naître une gélatine flottante sorte de glaire d’alien. Ce petit objet qui contient nos données, celui qui est une prolongation de notre mémoire, ne répondait plus de rien ; il flottait là, en eau trouble. 

 

Camille Juthier. Maïs chrisalis, 2019, détails, maïs, eau, plastique.

 

Si Camille Juthier rejette les dualismes, qu’ils opposent la femme et l’homme, le corps et l’esprit, la nature et la culture, elle ne promeut pas non plus une nature essentielle, frêle et dépouillée de tout artefact, une nature qu’on aurait placée sous cloche. Au contraire, elle célèbre les hybridations, le maillage du monde. Ici, il est question des parties qui viennent s’agréger en un tout pour former des organismes en constante évolution, forts d’une intelligence et d’une capacité à sans cesse se reformuler. En apposant des tulles alvéolées avant que le Axe® ne sèche, l’artiste donne au Plexiglas un air de peau bionique prête à muer. Ainsi, ses œuvres sont la plupart du temps les fruits d’accouplements d’éléments différents, si ce n’est dissonants, et donnent aux produits chimiques, qui feignent une amélioration de la nature, des caractéristiques propres à l’animalité. Plus question donc d’une hiérarchie sèche et oppressante : le dualisme est ainsi disséqué, tourné à la dérision et invalidé.

 

Camille Juthier. Ajax fête des fleurs, 2019, 10 x 7 cm, plastique, Ajax, lychen.

 

En fin de compte, Camille Juthier met à jour le pouvoir constitutif des éléments et les bénéfices de l’union des contraires. Elle figure un environnement prospère où technologie et nature jouissent d’une complicité vertueuse. Ici, l’antinomie n’est plus une tare et les prétendu.es faibles ne sont plus méprisé.es. À l’inverse, l’artiste redonne tout son pouvoir à la féminité, au corps méprisé et à la nature. 

Camille Bardin
Installation durant la Bienvenue.art fair, du 17 au 20 octobre 2019, Cité Internationale des Arts de Paris.
Exposition personnelle, Delightful falls, du 5 novembre au 7 décembre, Budapest Galeria, Budapest.
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