Rayane Mcirdi, Une autre image de la banlieue


Hypnotisé, le monde semble avoir disparu autour de lui. Le jeune homme a les yeux rivés sur sa télé. Ils suivent, frénétiques, chaque mouvement du ballon qui court de pieds en pieds, contrôlé par les torses ou les genoux. L’écran a effacé la distance qui le sépare physiquement du terrain de foot. Son salon résonne des cris du stade auxquels il mêle les siens. Qu’importe la distance, la fiction, le jeu… La pénombre de son appartement, les clair-obscurs dans lesquels se dessinent les contours du joueur, les saccades qui rythment les images et les respirations, signalent les limites d’un espace en train de devenir autre. Samir n’est plus là, sur son canapé, à jouer à Fifa, mais au bord du stade, tout à la fois joueur, entraîneur, supporteur, commentateur.

Avec sa caméra, ce n’est pas le match que Rayane Mcirdi enregistre et retransmet mais la ferveur schizophrénique que le jeu provoque chez son cousin. Les tressaillements et les sursauts, l’état d’alerte dans lequel la manette retient le joueur et les intensités verbales et comportementales de ce dernier trahissent son basculement dans un cadre spatio-temporel étrange, réalité non pas augmentée mais hybridée.

 

Le supporteur (You’ll never walk alone, vidéo, 2016) retransmet ce basculement qui a d’abord fasciné Rayane. Par la vidéo, le jeune artiste récemment diplômé des Beaux-Arts de Paris, isole et enregistre les gestes, les histoires et les voix qui l’entourent. En les capturant, il cherche à saisir les rouages de l’enchantement qu’il trouve dans son quotidien, mais aussi à le partager et à l’étendre au-delà de ses bornes habituelles.

Les films de Rayane sont des objets hybrides, qui empruntent leur approche au documentaire, leur agitation au reportage, leur point de vue au journal intime. Ils sont les items de la vaste collecte à laquelle se livre le vidéaste ethnographe. Or, et c’est ce qui rend ses films si intrigants, celui-ci s’en tient précisément là : à la collecte. Là où l’anthropologue aurait analysé, classé, comparé, distingué, lui coupe, monte, assemble et, surtout, retransmet. L’action n’est pas là où on l’attend, Rayane enregistre l’anodin, le quotidien, et les histoires extraordinaires qui le peuplent.

Alors, il pose sa caméra partout autour de lui. Dans l’appartement de son cousin comme de son voisin, qui lui apprend l’histoire des legba, ces statues protectrices du royaume de Dahomey – actuel Bénin – dont il a rempli les étagères de son salon,sur le tatami du dojo dans lequel son ami Jeffrey s’entraîne au jujitsu et oublie ses peines d’amour, sur les bords du stade de la cité voisine où a été organisée cet été – ainsi que dans une dizaines de villes de Seine-Saint-Denis – la Coupe d’Afrique des Nations de Gennevilliers, sur le toit d’un immeuble où sont installés des jeunes autour d’une chicha et d’une console… La caméra passe partout et enregistre les voix, comme les décors dans lesquels elles sont énoncées. Elle dresse, insidieusement, le portrait d’un tronçon de la ville dans laquelle Rayane a grandi.

Aux marges de Paris, du côté nord du périphérique, Gennevilliers fournit la forme et le fond des films de l’artiste. Elle est curieuse cette banlieue au sein de laquelle elle s’inscrit. Depuis quelques années devenue tendance, dans les milieux de la mode ou de l’art contemporain, elle fascine autant qu’elle terrifie. Objet de mille fantasmes, nourris autant de l’extérieur que de l’intérieur, elle serait dangereuse, en train de brûler, à nettoyer au karcher mais stylée, bobo et ghetto, anarchique et rebelle, à protéger ou à dénoncer, si souvent infantilisée. Les gens qui en sont issus habitent des barres et des tours, parlent vite et avec un accent, immédiatement reconnaissable, certificat d’origine ou d’authenticité.

C’est en découvrant les films de Scorsese, adolescent, que Rayane se rend compte des pouvoirs du cinéma à montrer et édifier des types. L’immigration, l’intégration, la vie quotidienne d’une communauté à travers les histoires des individus qui la composent, les habitudes et les manières par lesquelles se transmet et se conserve une culture spécifique, son altération au contact d’autres… Qui sont-ils ces Italiens à New-York dans les années 1980 ? Qui sont-ils ces banlieusards, africains-européens, aujourd’hui ? Les Princes de la ville sont des Affranchis nouvelle génération. Jeffrey ou Samir des Joe Pesci aux manières de dire et de faire si typiques qu’elles en font des « personnages » aux yeux des spectateurs et spectatrices auxquels ils sont présentés.

En pénétrant, puis en exposant l’intimité de ses proches, Rayane la rend publique. C’est-à-dire que ses images, et les histoires qu’elles relatent, deviennent un bien commun, donné par le vidéaste et ses complices au monde de l’art contemporain dans lequel elles transitent désormais. Au milieu de l’agora dans laquelle elles sont propulsées, elles deviennent sujets à débat ; elle peuvent servir, effacer ou combattre les fantasmes. C’est peu dire que la confrontation des deux espaces est brutale. Et le vidéaste ne fera rien pour l’adoucir, lui qui jamais ne commente, ne réécrit ni trahit les histoires qui lui sont contées.

Sur le toit de la cité Genêt, quatre jeunes racontent l’émeute à laquelle ils ont participé à la suite du viol de Théo Luhaka par un policier. La course poursuite est haletante, c’est sur le toit duquel ils nous parlent qu’ils se sont réfugiés. Aujourd’hui, ils y jouent à la PS4 et fument la chicha, tranquilles, et rigolent de cette histoire que Rayane est venue enregistrer. Gangsters et fiers. Certes, il y a de la colère. Mille fois justifiée. Mais on dirait, aussi, qu’ils ont un peu fait ça pour s’amuser, trouvant là une manière comme une autre de tuer l’ennui. Ce récit me dérange et me tracasse. Il ne correspond pas à l’image de la « banlieue » que j’ai pris l’habitude de défendre, à titre personnel. A bien y regarder, je me rends compte que, si j’ai grandi, moi aussi, en Seine-Saint-Denis, les mythologies que j’ai construites, consciemment ou non, autour de la banlieue ont leurs limites. Mais voilà, finalement, ce qui me convainc. Rayane a renoncé à défendre pour défendre, condamner pour condamner. On attend de lui qu’il porte la parole, qu’il représente. Non. Il réintroduit plutôt de la nuance là où les fantasmes avaient presque fini par l’emporter. Les micro histoires à partir desquelles il compose une vaste fresque humaine sont clivantes mais justes. Enquêtes de terrain, bases d’une anthropologie du proche teintée de fantasmes super-héroïques, les films de Rayane sont des observations minutieuses et tragiquement impartiales. Politiques malgré eux, car le sujet est dit « sensible », ils s’énoncent, fièrement, simples retransmissions du quotidien, plus ou moins tristes, comiques, ou magnifiques.

 

Le toit, Rayane Mcirdi, vidéo, 2019. Courtesy Rayane Mcirdi
Horya Makhlouf
Rayane Mcirdi présente actuellement une vidéo dans le cadre de l'exposition collective Désolé, dont le commissariat est assuré par Mohamed Bourouissa à la Galerie Edouard Manet, Genevilliers, jusqu'au 14 décembre.
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