Christophe Luci, les mains et les pieds du dessinateur


« Les crayons c’est pas du bois et de la mine, c’est de la pensée par les phalanges » déclarait Henri de Toulouse-Lautrec. Parmi les grands maîtres de la phalange de notre époque, il y a le dessinateur Christophe Luci. Ses mains dansent au rythme des mots, ondulent de leurs dix doigts pour prolonger chacune de ses paroles et se matérialiser sur du papier.

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Autoportrait de Christophe Luci.

 La naissance d’un gesticulateur

Toujours en mouvements, le corps de Christophe Luci trahit tant sa personnalité de touche-à-tout que ses dix vies en une : un jour graphiste, le lendemain comédien au théâtre, puis régisseur ou encore scénographe. Ces chemins, aussi variés soient-ils, ont tous contribué à faire éclore sa prédestinée, celle de se consacrer à l’art et de devenir dessinateur.

« Je suis né avec le dessin, mon premier amour » confit-il. Déjà petit, l’écolier Christophe vouait tout son amour aux cours d’arts plastiques et d’éducation sportive, ses deux matières préférées. De l’enfant gribouillant ses héros favoris au dessinateur maîtrisant incomparablement le trait, rien ne laisse paraître le parcours hétéroclite d’un homme qui, un jour pourtant, a délaissé son crayon pendant plus de 10 ans. Une décennie de blocage et de brouillard…

L’étrange rencontre avec sa propre-main

C’est lors d’une période de remise en question, après des années à chercher un épanouissement professionnel et personnel, que Christophe Luci renoue avec le besoin d’expérimenter et d’explorer un univers qui le fascine : le surréalisme. Marqué par les infinies variations du corps érotico-monstrueux de la poupée de Bellmer, il choisit l’autofilmage pour questionner son propre corps. Seul, face à lui-même, il se met en scène et construit des narrations autour de la posture du Moi. Il filme ainsi ses mains gesticulantes, jouant avec l’ombre et la lumière, jusqu’à en altérer la perception, à provoquer une rupture avec la réalité. C’est lors d’un arrêt sur image, un moment de pause, qu’un sentiment d’étrangeté lui apparaît : il ne reconnait plus sa propre main. Entre sensation de perte d’identité, de dédoublement de soi-même et de vertige, Christophe Luci découvre une main ambiguë, une entité autonome, sans savoir si elle lui veut du bien ou du mal.

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Christophe Luci devant Main, 2015, fusain  et pastel sur papier, 150 x 150 cm.

Que signifie cette paume amplement ouverte et ces cinq doigts contractés légèrement repliés ? Est-ce un appel à l’aide ? Ou au contraire, ne serait-ce pas une menace ? Pour creuser ces questions, il choisit de retranscrire cette vision sur papier, comme pour mieux se la réapproprier et en comprendre les effets. Ce besoin d’appréhender son sujet sur un autre medium lui permet de redécouvrir son âme de dessinateur.

Main, fusain et papier, un trio sensuel

Après des croquis de préparation, divers tests en scanner, des jeux de zooms et de lumière, il reporte les proportions de sa main sur des feuilles de papier dépassant souvent le mètre. « Le grand format est une manière de rentrer dans un dessin » explique t-il. Au fusain, à la mine de plomb, au crayon et au pastel, il dessine sa main frontalement au centre de l’espace. Cette composition opère une distribution équilibrée du rapport masse/vide, accentuant l’intensité du sujet. Seule cette main suggère la profondeur grâce à une maîtrise parfaite de la perspective linéaire, parfois légèrement empirique mais surtout chromatique. Une adresse qui révèle un goût certain pour l’observation et l’analyse, ainsi qu’un attrait pour les effets de lumière.

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Le drapeau II, 2016, fusain et pigment, 90 x 123 cm.

La puissance lumineuse est telle, qu’elle suggère une source artificielle en hors champ comme celle d’un projecteur de cinéma. Ce clair-obscur module et sculpte le volume dans une palette déclinant le noir jusqu’au gris pâle. L’obtention d’une si belle richesse de nuances n’est possible qu’avec une grande connaissance des outils. Christophe Luci entretient d’ailleurs une relation quasiment sensuelle avec eux, en écrasant le charbon, le caressant, étirant ses entrailles… En mélangeant la poudre de fusain à celle de pastel noire pour obtenir un mariage des plus obscurs… En estompant au doigt certaines zones… Ou en multipliant les couches… Dessiner devient une histoire tactile et sensorielle.

L’obsession du détail, pas de la réalité

«  Je ne suis pas un hyperréaliste mais j’ai toujours été fasciné par la précision et le détail » explique t-il à propos de son univers artistique.

Minutieux et appliqué, son trait se façonne davantage par aplats que par « coups de crayon », rendant la frontière ténue entre la pratique du dessin et de la peinture. La main est parfaitement cernée d’une ligne assurée, divisant nettement le fond et la forme, alors que les détails de l’épiderme se cultivent par contrastes. Peu à peu naissent des sillons tannés, des zébrures infinies, qui vus dans leur ensemble évoquent une texture de peau d’éléphant et donnent du caractère à la main représentée. Le traitement du fond, quant à lui, diffère nettement de la forme. Seul l’œil attentif pourra décrypter le geste de l’artiste, le travail de la matière, et apercevra toute l’étendue de ce noir aux milles variations.

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Pietà II, 2016, fusain et pigment, 50 x 50 cm.

En résulte une image puissante, immédiatement compréhensible dans son signifiant mais subséquemment ambigüe dans son signifié. Pareillement à la pipe de Magritte qui n’est pas une pipe, la main de Christophe Luci n’est pas juste une main : elle est la représentation de ce que l’on croit être une main. Plus encore, elle sème le trouble en étant transposée dans un irréel incarné par ce fond noir brouillant toutes notions d’espace-temps. Telle une apparition soudaine, elle s’invite à notre vue sans avertissement, en nous affrontant directement de face. Nos sens en alerte, nous peinons alors à rationaliser l’intention de ce geste déconcertant. Alors que certains se sentiront agressés, d’autres seront plutôt rassurés, à chacun sa perception, à chacun son signifié. « Que signifie cette paume amplement ouverte et ces cinq doigts contractés légèrement repliés ? Est-ce un appel à l’aide ? Ou au contraire, ne serait-ce pas une menace ? ».

Quand les pieds prennent la relève des mains

Plus récemment, Christophe Luci explore des thèmes autour de la trace et du territoire de l’homme, sujets qui ont toujours animé son âme d’artiste mais qui se concrétisent aujourd’hui  autrement : en faisant de ses pieds son principal outil. Sur une feuille au sol, il enduit ses pieds nus de poudre de fusain et déambule pour s’approprier un espace imposé par le bord du support.

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Christophe Luci posant son pied pour la réalisation de Trace.
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Danser sur toi, 2016, fusain, détail.

Le déplacement n’est pas promptement retranscrit, dans le sens où il est difficile de visualiser ses pas les uns après les autres. Pourtant, il est présent. Des nuées sombres et lunaires figurent un mouvement aussi bien sensible qu’intelligible, dont le paradoxe pousse la réflexion sur la notion de territoire.

Plus que des dessins, ces œuvres sont le résultat de performances. Les chorégraphies du corps réalisées par Christophe Luci pour créer ses images peuvent faire songer à celles exécutées par la modern et post-modern dance de New-York, dont les gestes répétés s’inspirent de ceux du quotidien, comme le simple fait de marcher. Parmi les danseurs de cette génération des années 60-70, Yvonne Rainer (1934-) exécutait des mouvements très ciblés dans des zones délimitées.

https://www.youtube.com/watch?v=qZwj1NMEE-8

https://www.youtube.com/watch?v=CuArqL7r1WQ

La comparaison est d’autant plus intéressante que pareillement, Christophe Luci interroge une logique physique du corps et du mouvement. La répétition de ses petits pas lourds sur le papier génère un rythme qui en se reproduisant oscille entre le respect de la codification chorégraphique et l’envie de s’en libérer (parcours fixé, gamme de mouvements prédéfinis…). Ce dialogue entre contrainte et liberté inscrit l’univers artistique de Christophe Luci dans la quête d’une intelligence kinesthésique, autrement dit, celle qui interroge les relations entre l’esprit et le corps.

« Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent » écrivait Louis Agaron dans Les mains d’Elsa. De même, les doigts et les pieds de Christophe Luci exercent leur propre langage que l’œil essaie de décoder, que l’esprit tente de rationaliser.

Anne-Laure P.

Pour en savoir plus :

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Expositions :

2016 – Exposition collective à la galerie A l’écu de France, Viroflay.

2016 – Exposition monographique Manus  la Galerie Teodora, Paris.

2014 – Exposition monographique Spécimen à la Galerie Teodora, Paris.

2013 – Biennale d’Issy au Musée de la carte à jouer, Issy-les-Moulineaux.

2012 – Exposition collective à la Galerie Claire Corcia, Paris.

2011 – Exposition collective à la Galerie Béranger, Tours.

2010 – Exposition Vanités Espace Commines, Paris
– Publication Nude art today-vol.2 éditions Patou.

2009 – Projection vidéo Organic Espace culturel de Gentilly.

2008 – Projection vidéo Intrusion. Nuits blanches, Paris Hotel de Ville.

2007 – Exposition salon Art du nu. Espace Champerret, Paris.
– Publication Nude Art today-vol.1, éditions Patou.

Anne-Laure Peressin
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There are 0 comments on this post
  1. Dumont
    novembre 14, 2016, 12:55

    Très bon article qui donne envie de découvrir le travail de l’artiste que je connaissais pas. L’écriture est vraiment belle et le fond très intéressant (ce qui est assez rare pour le souligner(. Vous avez gagné une lectrice !

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