Anne Creissels, se réapproprier le discours artistique


J’ai découvert le travail de la chercheuse et artiste Anne Creissels lors d’une table-ronde intitulée « Espace physique : corps artistique, corps manifeste »1. Mes recherches portaient alors sur l’œuvre d’Andrea Fraser et je m’interrogeais sur les stratégies à adopter dans le cadre d’une pratique militante, en l’occurrence féministe. Son intervention a été essentielle dans la construction de ma pensée.

                                    

Suite à des études d’arts appliqués et son agrégation en arts plastiques, Anne Creissels a soutenu à l’EHESS sa thèse en Histoire et théorie des arts Le travail du mythe dans l’art contemporain : la différence des sexes en question sous la direction d’Éric Michaud en 2006. En plus de sa participation à de nombreux ouvrages, elle est à l’origine de deux essais Prêter son corps au mythe. Le féminin et l’art contemporain2 et Le geste emprunté : contraintes, artifices et métamorphoses du mythe entre arts visuels, danse et performance3. Mêlant à la fois recherches théoriques et pratique performative, elle soulève des questions de construction de genres dans les arts et le rôle majeur du langage dans ces représentations.

Via une approche warburienne, Anne Creissels cherche à montrer une forme de continuité dans les représentations féminines en art. Dans La découpe des culottes, une performance théorique4, elle soulève le paradoxe de certaines œuvres d’artistes contemporaines du fait de l’usage de représentations mythologiques structurantes. Anne Creissels y voit la promotion involontaire de poncifs liés au féminin comme la grâce, le viol ou l’animalité. Ces pratiques deviennent alors, malgré leurs autrices, des outils de dévaluation du féminin. Elle cite notamment en exemple, les travaux d’Ana Mendieta. Cette réflexion sur la construction de l’image de la femme dans l’art, intègre la question du canon féminin. Dans Differencing the Canon, Griselda Pollock, historienne de l’art, se penche sur cette problématique :

Bien plus qu’une collection d’objets/textes valorisés ou une liste de maîtres révérés, je définis le canon comme une formation discursive qui constitue des objets/textes particuliers en chefs-d’œuvre artistiques, et contribue de cette façon à légitimer l’identification exclusive de la masculinité occidentale avec la créativité et la Culture.5

Ana Mendieta, Chicken Movie, Chicken Piece, 1972, 35-mm color slide. © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC.

Le canon apparaît donc comme une construction du discours et des représentations réalisés par les hommes occidentaux, orientant toute la création sous un seul type de regard.

Afin de déconstruire ce regard, Anne Creissels se réapproprie et fait évoluer des stratégies utilisées par de nombreuses artistes féministes depuis les années 1960 : l’utilisation du corps et la prise de la parole dans l’espace social. Dans son essai Radical Gestures : Feminism and Performance Art in North America6, Jayne Wark marque le début d’une conscience féministe qui se répand dans le monde de l’art pendant les années 1970. La performance apparaît comme la pratique majeure pour aborder de nouvelles formes de relations entre art et politique. Elle engage le corps, corps dans lequel la société inscrit la différence sexuelle, comme lieu de résistance. Pour Rachel Mader et Nicole Schweizer, ce succès de la performance comme médium chez les artistes féministes s’explique par un possible double déplacement :

D’une part, elles se réapproprient un corps traditionnellement dévolu au statut d’objet privilégié de la représentation artistique – dont le nu féminin est la manifestation la plus emblématique (Nead, 1992) – introduisant ainsi une faille significative dans la dichotomie sujet-objet (de la production et du regard, induisant dès lors également un nouveau rapport entre la spectatrice et l’« objet »). D’autre part, l’utilisation directe du corps remet en cause le statut de l’objet d’art lui-même. Le caractère éphémère de la performance soustrait non seulement – du moins dans un premier temps – l’acte artistique de la circulation marchande, mais déplace également l’idée d’objet artistique vers celle de processus artistique.7

L’usage de la performance permet ainsi une distanciation avec les genres artistiques traditionnels, offrant un autre regard sur la représentation du corps mais aussi sur la matérialité de l’art.

Dans « Oratrices de l’indicible : le geste privé de la parole »8, Anne Creissels ouvre son essai sur deux questionnements : « qu’en est-il de la place et du statut du corps, en particulier féminin, dans l’acte de langage et vis-à-vis du savoir ? » et « la posture de l’artiste conférencière ou oratrice ne constituerait-elle pas le paradigme d’un savoir dissident ? » Le choix de la figure de la conférencière dans ses performances n’est pas anodin. La prise de parole, en tant que femme, dans un contexte discursif essentiellement masculin se révèle comme un geste militant.

Anne Creissels, La découpe des culottes, une performance théorique, solo-conférence pour une interprète, forme scénique, env. 50 mn, Studio May B, Micadanses, Paris, 29 avril 2014.

Dans son essai Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?, Linda Nochlin explique que le langage utilisé dans l’art, et plus généralement dans les différents pans de la société, n’appartient pas aux femmes. Le point de vue de l’homme blanc occidental passe pour être le point de vue neutre de l’historien de l’art, et n’est pourtant pas analysé comme étant une lecture orientée, bien que cela soit le cas. Cette situation créée une domination officieuse puisqu’elle impose une vision de la réalité comme étant objective :

La question de l’égalité des femmes – en art ou n’importe où ailleurs – ne relève donc pas de la relative bonne ou mauvaise volonté des individus masculins de l’assurance ou du dénuement des individus féminins, mais de la nature même de nos structures institutionnelles et de cette vision de la réalité qu’elles imposent aux êtres humains qui y participent.9

L’institution s’établit alors au sein même du langage, comme l’invite à penser le philosophe John Searle : « Au lieu de présupposer le langage et d’analyser les institutions, nous devons analyser le rôle du langage dans la constitution des institutions.10» Le langage fait passer l’habituel pour naturel. Le travail des artistes féministes est alors de créer une parole des femmes non soumise à la logique masculine du langage, tout comme chez les historiennes de l’art telles que Linda Nochlin :

Pratiquée avec toute l’exigence requise, l’histoire de l’art féministe est une pratique transgressive dirigée contre les pouvoirs établis, conçue pour passer au crible les préceptes majeurs de la discipline. […] Il s’agit de questionner en bloc le dispositif historico-artistique qui s’est employé à les mettre à leur place ; en d’autres termes, de révéler les structures et les opérations élaborées pour marginaliser certaines formes de la production artistique et en privilégier d’autres. L’idéologie opère semble-t-il toujours comme une force motivante dans cette élaboration de la norme et c’est pourquoi je continue de lui accorder la plus grande attention critique, au sens où l’analyse « rend visible l’invisible ».11

En plaçant le langage au cœur de sa pratique, Anne Creissels invite le spectateur à repenser le système discursif institutionnel, en majorité discriminatoire vis-à-vis des femmes, pour mieux le transformer.

Pauline Schweitzer

1Anne Creissels, « Espace physique : corps artistique, corps manifeste », dans le cadre du cycle Art : Genre Féminin, Monnaie de Paris, Paris, 21 mars 2018.

2Anne Creissels, Prêter son corps au mythe. Le féminin et l’art contemporain, Le Félin, Paris, 2009.

3Anne Creissels, Le geste emprunté : contraintes, artifices et métamorphoses du mythe entre arts visuels, danse et performance, Le Félin, Paris, 2019.

4Anne Creissels, La découpe des culottes, une performance théorique, performance, 2010-2014.

5Griselda Pollock, Differencing the Canon, Londres, Routledge, 1999, p. 68.

6Jayne Wark, Radical Gestures : Feminism and Performance Art in North America, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2006.

7Rachel Mader, Nicole Schweizer, « “Your Body is a Battleground.” De quelques objets de l’histoire de l’art », Nouvelles Questions Féministes, 24, Éditions Syllepse, Paris, 2005, p. 67-82, p.73.

8Anne Creissels, « Oratrices de l’indicible : le geste privé de la parole », dans Vangelis Athanassopoulos (dir.), Quand le discours se fait geste – Regards croisés sur la conférence performance, Les Presses du réel, , Paris, 2018.

9Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? » dans Femmes, Art et Pouvoir, op. cit., pp. 201-244, p.210.

10Cité par John C. Welchman, “Introduction”, dans John C. Welchman (dir.), Institutional Critique and After : volume 2 of the SoCCAS (Southern California Consortium of Art Schools) symposia, New York, D.A.P., 2006, p.15.

11Nochlin, «Introduction », dans Femmes, Art et Pouvoir, op.cit., p.6-7.

 

Retrouvez l’actualité d’Anne Creissels sur :
La compagnie a+b objet danse
Le laboratoire de la contre performance

Image à la Une : Anne Creissels avec le Laboratoire de la contre-performance, IMAVI (interface mobile d’auscultation virtuelle des images), performance, durée variable, 2017, avec le soutien de la Ménagerie de verre dans le cadre des studiolabs, réalisée lors de la Nuit des musées (commissariat : Frédérique Lecerf), au Musée de la chasse et de la nature, Paris, 20 mai 2017 et lors de la Journée internationale des droits des femmes, Musée Cognacq-Jay, Paris, 8 mars 2018.

Pauline Schweitzer
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There is 1 comment on this post
  1. juillet 02, 2019, 5:40

    Intéressant, mais comme toujours dans ce domaine, on a affaire à une critique lucide mais partielle du “processus art contemporain”; partielle car se focalisant sur “le féminin (isme) dans l’art étroit du Contemporain” et lucide car pertinente vis à vis du contexte dans lequel se déploie ce même phénomène.

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