Purple Ghost


La salle est comble un jeudi à KADIST Paris, qui accueille la discussion entre Amal Khalaf et Farah Al Qasimi, précédée par la projection du film de cette dernière, Um Al Dhabaab (Mother of Fog) .

Il y a le vert et le violet, partout dans le film de Farah. Comme à travers les jumelles de vision nocturne, une technologie militaire « passive ». Voyeur-chasseur. La vision empêchée, par la nuit, l’est aussi par le brouillard ; celui de l’eau de la mer et celui de la poussière du sable des routes. Comme dans chaque Pirates des Caraïbes, celui qui fend le mystère et la brume, le navire fantôme, se joue du temps qui passe et qui s’abat sur les eaux et les os. 

 

Farah Al Qasimi, Um Al Dhabaab (Mother of Fog), 2023 (still)

 

Les pirates menacent les systèmes établis, ils se jouent des codes – hackers aqueux. Morts ou vivants, ils hantent les discours marins. Jinn des seven seas. Farah Al Qasimi nous offre le golfe par la mer. 

Um Al Dhabaab (Mother of Fog) propose de faire parler les fantômes à travers différentes incarnations. Un intermittent du spectacle, déguisé en Jack Sparrow, mouille un Black Pearl factice. Ce capitaine immigré à Dubaï, il a tout vu, de l’Irak, de la Somalie et de l’Iran. « The sea is very rough sometimes ». Sur ce théâtre flottant, pas de masque, juste un trait de khôl et quelques tresses. Cet individu qui se confond avec son rôle, de qui fait-il le récit lorsqu’il performe aux touristes ?

Al Qasimi va nous le démontrer au long de son film : les fantômes n’apparaissent pas que la nuit, ils sont avec nous tout le jour aussi. Le passé revient quand on remue le sable, et que se soulève la poudre des restes. Ce film est un peu comme une excavation nécessaire pour la commémoration et la préservation de souvenirs refusés.

D’abord pourchassés par la Royal Navy, pendant la colonisation britannique, les pirates du Golfe furent ensuite effacés des mémoires par le capitalisme de l’UAE. Pour devenir un partenaire commercial idéal, et renverser les stéréotypes racistes de leur supposé barbarisme, la société émiratie refuse une culture et en expose une autre. Ces relents impérialistes, qui infiltrent toujours les mythes et les usages.

 

Farah Al Qasimi, Um Al Dhabaab (Mother of Fog), 2023 (still)

 

Dans la conversation qui suit la projection, Farah Al Qasimi expose son analyse d’un double mouvement en cours, d’effacement et de recouvrement, pour manipuler la notion de vérité. C’est ce qu’elle entend illustrer dans le film, au long de cette chasse au fantôme, cette « State fantasy » comme elle l’explique : laisser certaines pratiques derrière pour exister au monde selon un récit national bankable

Celui d’une part, de l’effacement culturel d’un esprit de résistance, de rebelles Émiratis de gauches des années 1970, des accointances communistes du début du parti Baas et, de l’autre, une sorte de colonisation en cours aux Emirats Arabe Unis, l’omniprésence du soft power britannique, dans les écoles, les stations radios, les habitudes alimentaires…

De ce constat, elle engage un questionnement autour de la notion de vérité. Fiction ou pas, il existe une liberté intrinsèque aux histoires orales, une zone de flottement qui ne nécessite pas d’être déterminée. On retrouve aussi cette ambiguïté dans sa pratique photographique, où elle génère des images qui interrogent cette présence de la mémoire à l’espace. Ses images, en mouvement et fixes, sont autant d’invitations à interroger nos récits familiaux et nationaux. 

C’est à l’opposé d’Abu Dhabi, près de 2000 km à l’ouest, dans un autre pays, que s’inscrit le film Love & Revenge – غرام وانتقام, réalisé en 2021 par Anhar Salem.

Bien que Love & Revenge – غرام وانتقام raconte l’aliénation émotive que nous avons développés face aux interactions numériques, la persistance du contrôle social, partout, et son pouvoir destructeur, j’ai aussi vu dans ce film  la liberté d’une génération qui déborde, se sacrifie, renverse et brise.

Géographiquement éloigné, ce film porte néanmoins la même volonté d’une jeune artiste femme, inscrite dans des territoires longtemps silenciés et/ou méconsidérés, de raconter leur réalité et d’interroger les mécanismes de dominations et les violences à l’oeuvre dans les espaces qu’elles occupent aujourd’hui. Entre espaces intimes et extérieurs périurbains, les personnages féminins ré-enchantent également leur quotidien grâce à la fiction. 

 

نرجسية بحتة، بتّ أرى الجمال في الخطيئة.. بتّ أرى الجمال الكامن في الخطيئة، الجمال المبعثر، المزدهر، متزعزع في كل مكان. يداهمك   للحظات يشعرك فيها بالإيمان والحياة، ثم يفر سريعًا لحياةٍ وخطيئةٍ أخرى

Absolute narcissism; I’ve begun to see the beauty in sinfulness. The hidden beauty of sins, the scattered beauty, the blooming beauty; all around me. It breaks into your heart, and revives you, and then it passes from your sight into another life, and another sin.

The Book of Sens, Doody

 

Anhar Salem, Love&Revenge, 2021 (still)

 

Là où le film de Farah Al Qasimi critique l’impérialisme et le colonialisme, c’est davantage le contrôle social et le patriarcat qui sont mis en cause dans celui d’Anhar Salem. L’artiste réfléchit à la question de l’adolescence et le besoin d’aller à l’encontre des règles établies pour se construire et appréhender l’environnement dans lequel grandir et évoluer. Dans un environnement aussi surveillé que l’Arabie Saoudite, comment être rebelle ?

Lors d’un entretien, elle me donne comme illustration de cette rébellion l’ouvrage de Pascal Menoret, ‘Joyriding in Riyadh: Oil, Urbanism, and Road Revolt’, publié en 2014. La vitesse et la mise en danger de soi dans des acrobaties potentiellement mortelles, deviennent le nerf de l’expérience rebelle. Principalement masculine.

Anhar Salem les dit « crazy », ces jeunes qui repoussent chaque jour les limites, et tordent un peu plus les règles.  Pour la production du film Love & Revenge – غرام وانتقام, le tournage s’est effectué à distance, sa sœur (Ansam Salem) qui pratique la photographie, jouait sur place, son propre rôle et celui de cheffe opératrice.

Pour produire les images, sa sœur, sa nièce Doody – actrice principale -, et tous·tes celleux qui ont participé se sont mis·es en danger, en filmant par exemple dans des lieux publics sans autorisation. Produire ce film relevait de la performance engagée, militante, familiale : dans le film, apparaissent également ses autres sœurs et sa mère. Une histoire de femmes.

Dans un texte rédigé pour la Cinémathèque française l’artiste écrit : « Le film est une tentative de catharsis pour nous et pour elles à cette époque, je ne pouvais pas dire ce qui se passait exactement, nous avions peur, alors nous avons décidé d’écrire cette histoire de cyber-conte de fées. »

Dans le film, Anhar Salem insère quelques citations. Inspirée par ‘Throw Away Your Books, Rally in the Streets’, de Shūji Terayama, diffusant en 1971 un portrait new-wave de la jeunesse étudiante entre rébellion et désillusion, que l’artiste associe avec ce sentiment de carcan de la jeunesse saoudienne. Elle en adapte un extrait : pour Doody « Japan is so boring no one wants to dance » devient « The World is so boring nobody wants to dance ».

Les réalisations de Anhar Salem s’inscrivent dans le contexte contemporain, après le boom pétrolier, l’avènement fulgurant et exponentiel d’une modernité nouvelle a bouleversé les paradigmes de son pays et de sa région natale. Il ne s’agit pas simplement de capitalisme et d’individualisme, mais d’un État rentier, où tout est issu de l’argent public, et où le roi est surnommé « baba ». Daddy’s money.

Dans un espace où le consumérisme est lié à l’expérience d’une opulence soudaine et exacerbée, influencée par la culture occidentale, de nouveaux référentiels entrent en conflit avec un système pré-existant de valeurs morales. Face à ce bouleversement, la nécessité de restructurer la société se fait sentir, et les pouvoirs se demandent comment contenir un tel basculement.

Provoquée par l’irruption d’internet, qui permet l’accélération et la massification de la diffusion des contenus, la distinction entre le privé et le public se fracture, implantant un nouveau dilemme dans la société. L’avènement des images, notamment animées, jusque là quasi absente, déferle grâce à la télévision, puis l’ordinateur et les appareils mobiles. L’artiste m’explique ainsi comment, pour rivaliser avec les images produites par les individus, les domaines comme la publicité, ont du réinventer des figures jusque là invisibles, comme par exemple la femme saoudienne, et intégrer un imaginaire du privé au domaine public, pour en maitriser les représentations. C’est ce phénomène qu’Anhar explore dans son film de found footage : ‘Tag Me if You Can’ de 2021.

Confrontés à la censure, l’imagination et la fiction deviennent les outils des jeunesses et des marges. Néanmoins, à Jeddah, il est impossible de faire abstraction de la réalité quotidienne, et de son contraste avec les nouvelles utopies.

C’est précisément la raison pour laquelle Anhar utilise la caméra de son iPhone pour réaliser ses productions. Devant l’objectif d’un téléphone portable, les protagonistes se comportent différemment que dans le cadre d’un tournage en studio. La conscience d’être filmé·e par un outil quotidien, —que les acteur·rices maîtrisent par ailleurs— impacte la façon dont les iels se mettent en scène, le film échappant à l’ambiance classique ou autoritaire d’un tournage, conféré par la caméra traditionnelle.

Pour la nouvelle génération, la crise d’adolescence se fait via internet, et particulièrement les réseaux sociaux. Anhar se souvient du moment où elle a eu accès à internet et de ce sentiment « overwhelming ». Néanmoins elle ajoute « The reality did not change : It was not freedom as I thought ».

Des percées ont été rebouchées. Avant 2015, Twitter était une plateforme pour les mouvements féministes saoudiens, un moyen de protestation. Mais en 2015, l’oiseau bleu est devenu un rapace qui menace et condamne. Pour empêcher les dissidences, le gouvernement met en place une application de délation, dont le nom en arabe pourrait se traduire par « We are all security ». Les utilisateur·ices peuvent ainsi dénoncer les activités physiques et numériques qui contreviennent aux lois en les signalant via la plateforme. Ces informations sont ensuite utilisées pour engager des poursuites judiciaires. Dans les procès, ce sont alors les pseudos qui sont accusés, mais les sanctions sont bien réelles.

Lorsqu’une nouvelle génération née avec internet, elle ne comprend pas la menace que peuvent représenter les plateformes de partage d’images et de mots. Dans le film, la nuit, la musique, les couleurs et les notifications, sont autant de stimulations hypnotiques et oppressantes qui nous transmettent cette sensation de claustrophobie montante qui s’empare de Doody. L’asphyxie du personnage principale comme une crise de panique, provoquée par la perte progressive de contrôle sur son  « elle » d’Instagram.

Cette histoire qui devait se clore à la fin du film, se poursuit par une séquelle cruelle dans la réalité. Doody s’est éteinte en mars 2022. Dans le texte daté du même mois, pour la Cinémathèque française, Anhar Salem dit : « La souffrance de Doody était énorme, et le film était trop petit pour la contenir ». 

Doody, de son vrai nom Badriah Aljaidi, était autrice, de poèmes et de textes. À 13 ans, elle écrit sous son nom de naissance et remporte un prix d’écriture pour adolescent·es. Le concours propose aux participant·es d’interpréter différents sujets. Au journal saoudien ‘Sabq’, Doody explique avoir remporté le concours après avoir participé avec trois nouvelles portant sur la confiance en soi, la bienveillance et le progrès. 

L’écriture ne l’a jamais quittée. Des extraits de son recueil « The Book of Sens » ponctuent le film : ces mots retracent les sentiments de Doody au moment du procès pour outrage. Elle voulait incarner le corps et l’âme d’une diva, elle portait une chevelure blonde, Madonna de Jeddah, et un tatouage de Cléopâtre sur le plexus, comme Rihanna.

Cette transformation en diva s’accompagne d’une nouvelle production visuelle, Doody commence à prendre des photos, et Lulu (Lujain), sa sœur, l’accompagne. Un jour, devant la mosquée, son petit-ami se prosterne devant elle, blonde, déesse des temps modernes. Pour avoir pris en photo et participé à la diffusion internet de cette scène blasphématoire, Lulu, la sœur de Doody, a été condamnée à trois ans de prison ferme.

Anhar porte une attention particulière aux jeunes qui grandissent avec la possibilité de s’inventer sur Instagram, mais l’interdiction de la société de se réaliser. La lecture des travaux du philosophe Hans-Georg Moeller, sur la construction des identités personnelles à travers l’histoire, lui permet de poser des mots sur ce phénomène qu’elle observe depuis un certain temps.

Anhar Salem, Love&Revenge, 2021 (still)

 

Moeller présente chronologiquement trois typologies de construction de soi. « Sincerity » : soit se conformer à un modèle partagé puis « Authenticity » : s’écarter du modèle vers l’individualité ; puis à l’ère contemporaine « Profilicity » : né du croisement entre internet et le capitalisme libéral, il s’agit du procédé de construction d’un profil puis de s’attacher à le devenir. Il écrira pour Anhar un texte à propos du poème déclamé par Doody à la fin de Love & Revenge – غرام وانتقام. C’est cette dernière typologie que Anhar Salem voit émerger autour d’elle chez ses proches de Jeddah.

Entre toutes les phrases de l’artiste que j’ai noté sur mon téléphone lors de nos rencontres, une titre : « Social media as fiction ». Le travail de Anhar Salem porte sur les désirs qui nous poussent à consommer et exister sur les réseaux sociaux. C’est une hypocrisie collective qui entretient ce pouvoir scopique, puisque les contenus consommés naissent du narcissisme individuel, discrédité voire puni par la loi ou la morale, en dehors de l’écran digital. Voici notre addiction nouvelle et inavouée pour une autolâtrie performée

Adèle Anstett
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