Fanny Spano, Oulala mais qu’est-ce qu’elle fait¿


J’ai rencontré Fanny Spano à un concert de Beyoncé. Elle était là, dans la fosse, fan et performeuse. Elle connaissait par cœur toutes les chansons et toutes les chorégraphies. En miroir, complètement synchro, elle performait avec Queen B. Je l’ai revue d’autres fois à la Colonie ou à Occidental Temporary. Derrière son ordinateur, elle aidait Kader Attia et son équipe à lancer le lieu. Avec Neil Beloufa, elle réfléchissait aux possibilités d’existence et de survivance de ces lieux autres, alternatifs, auxquels elle a consacré son mémoire d’étude, qu’elle a intitulé Espasse. Espace, lieu de passe, le néologisme qu’elle a inventé trahit son besoin d’être toujours en mouvement, à la croisée des chemins, de ne pas choisir, ou alors tout. Le feu des projecteurs et la marge, le superstar system et le militantisme. J’espère revoir Fanny dans quelques années à la campagne, dans le centre d’art qu’elle aura créé à son image. Elle y accueillera les artistes, visiteur·se·s, curieux·ses de tous bords en quête d’aventure ou de tranquillité, auxquel·le·s elle offrira les plats italiens appris de sa grand-mère, l’autonomie écologique de la maison qu’elle aura rénovée, la compagnie de son chat Momo, et des expositions, expériences, festivals, et performances.

Diplômée de l’École des Beaux-arts de Monaco en 2018, Fanny est auparavant passée par celles d’Aix-en-Provence et de Paris-Cergy. Pour préparer ce portrait, elle m’a donné le journal de ses deux années de production sur le Rocher. Le Magazine (accessible à la fin de ce texte) est une revue à but non lucratif, purement informatif, auto-produite par l’artiste. À la fois support de communication qui a servi à annoncer son exposition, livret pédagogique qui en livre la substantifique moelle et archive qui en garde la trace et en réactive la mémoire, Le Magazine est à l’image de cette artiste tout-terrain, aussi bien productrice qu’autrice, médiatrice, chorégraphe et performeuse, ailière et leader. Pour son diplôme à Monaco, les installations expressément produites pour l’occasion font face à des socles Oulala. Autonomes, chacun équipé de son propre bac à légumes, ils soutiennent portfolio, lectures de recherche et toute la documentation créée par Fanny sur son œuvre. Qui veut se sert et se renseigne, avec elle personne ne sera laissé de côté.

 

Au départ, c’est pour sa famille, ses voisin·e·s et compatriotes de la vallée de la Roya-Bévéra qu’elle s’est mise à composer des projets polymorphes et transdisciplinaires. Oulalamaisqu’est-cequec’est¿ était le nom du premier festival qu’elle y a organisé, avec ses ami·e·s de l’École des Beaux-arts d’Aix-en-Provence. Le nom a été trouvé par Manon, qui un jour a mangé un sandwich tellement bon que la surprise lui a donné son nom. Le quotidien est formidable, tantôt absurde et surprenant, tantôt dénigré et snobé. Fanny l’inscrit au centre de sa pratique. Oulalamaisqu’est-cequec’est¿ est aussi la question qu’on se pose alors autour d’elle quand elle transforme ses dîners familiaux en performances. Membres et ami·e·s de la famille sont maquillé·e·s par elle, travesti·e·s d’un soir autour d’un repas trans- genres, disciplines, publics, c’est selon. Elle leur donne à lire des textes écrits par elle, danse pour eux Beyoncé, suscite la conversation en faisant mine d’annoncer une performance. Elle a de la chance, tout le monde se prête au jeu.

 

Et puis Fanny s’en va découvrir ce qui se fait ailleurs, dans ces écoles dont la réputation les précède, mais dans lesquelles elle s’ennuie. Quand elle revient à Sospel en 2015 après Aix et Paris, elle ne reconnaît plus la ville dans laquelle elle a grandi. La petite commune tranquille est devenue une citadelle assiégée, gardée par les polices mobiles ou aux frontières, légionnaires et autres gendarmes venus de toute la France défendre les frontières françaises contre les migrants qui y arrivent en masse demander refuge. Autour d’elle, délation et contrôles régissent désormais la vie autrefois paisible dans les montagnes. La solidarité y est devenue un délit. Interdit d’accueillir, d’aider ou de nourrir celui ou celle qui ne peut décliner son identité ou justifier officiellement sa présence sur le territoire.

Sa rencontre avec Soar est décisive. Fanny lui apprend le français. Il lui raconte son voyage, les deux ans qui l’ont mené du Darfour à la France, à pied. Enfermé à la frontière franco-italienne, où il s’est fait « dubliné », il doit attendre un an et demi avant de pouvoir passer, et déposer sa demande d’asile dans son pays d’élection*. Dans la maison-prison où il est contraint d’attendre, Fanny l’écoute et le filme. Son histoire la touche et la transforme. Au restaurant dans lequel elle travaille en même temps qu’elle fait ses études, elle sert à manger aux forces de l’ordre et les écoute parler de leur métier. Fanny vit dans l’entre-deux, il lui faut trouver une place. La fusion entre l’art et la vie s’est opérée il y a longtemps ; au contact de cette ligne de front, elle prend un tournant décisif.

Fanny a, littéralement, le cul entre trois chaises. La montagne, le restaurant et l’école à Monaco. Dans ces espaces en tension, si proches et si lointains à la fois, elle est une passeuse. À Monaco elle parle du voyage de Soar, non pas porte-parole mais transmetteuse. Il le lui raconte avec ses mots, elle l’interprète avec ses formes, y souligne ce que son occidentalisme, son matérialisme et sa vie jusqu’alors à peu près tranquille l’empêchent de saisir tout-à-fait. Dans ses pièces un vocabulaire se crée autour de la polysémie des emblèmes du consumérisme. Décathlon revient constamment, qui vend les brassards rouges sur lesquels elle fait reposer une installation. Sur ces petits bouts de plastique rouges et gonflés se tient une structure hexagonale en bois, mi table mi palette. Sur elle sont montés deux écrans. On y voit Soar, marcher dans le jardin de la maison qu’il garde (qui le garde) en Italie. Une séquence, que Fanny aurait voulu répéter jusqu’à ce qu’elle dure deux ans, le temps du voyage de son compagnon. Un hommage. Le fichier aurait été trop lourd, et lui aurait pris trop de temps à monter. Alors la séquence ne se répète que « 59 fois parce qu’elle n’avait pas le temps ». Trois signifiants, les brassards, la structure bancale et le marcheur, s’associent dans la tête des publics qui y voient « un travail sur les migrants ». « C’est étrange, se dit l’artiste. Ces brassards, les migrant·e·s n’en ont pas quand ils prennent la mer. À Décathlon, les gens les achètent pour emmener leurs enfants en vacances. » L’art de Fanny est incisif, aussi drôle qu’il est terrible. Dans ses performances, ses films et ses actions, elle rejoue l’absurdité du monde qui l’entoure, y souligne les incohérences, rend poreuses les histoires personnelles et collectives, dont elle est témoin et auxquelles elle participe.

 

Dans un rêve lui apparaît l’image d’un hamac en mosaïque. Sur Internet, la page de Décathlon sur laquelle elle espère trouver un modèle lague. Le bug pixelise le hamac, et reproduit les carreaux imaginés. L’objet lui plaît, il évoque, lui aussi, l’urgence et le loisir. Outil du voyage d’aventure comme de la précarité, du vagabondage choisi ou subi, il lui dessine ses vacances à elle, mais aussi le voyage de son partenaire. Sur son bureau d’ordinateur elle accumule les fenêtres et les images qu’elle associe au voyage, « OK Google » : la mer, la marque d’équipements sportifs, la sainte matrone des voyageur·se·s… Sous l’œil amusé de son chat Momo elle les transpose en mosaïque.

 

Il faut prendre le recul nécessaire devant les panneaux pour que les carreaux de céramique reprennent forme et sens. Soar qui, depuis, a déposé sa demande d’asile en France y voit la métaphore de son long voyage. L’art est thérapie, pour elle et pour lui. Ensemble ils réparent, discutent, partagent, et font pousser des salades dans la voiture de Fanny. Devant la galerie Eva Vautier à Nice en 2016, invitée par le collectif Crash Test à performer dans sa voiture, Fanny propose à Soar de l’aider. Une journée entière ils s’enferment dans la Twingo jaune soleil. Ils lui rendent hommage, c’est grâce à elle que Soar a passé la dernière frontière, à l’intérieur d’elle qu’eux deux se font quotidiennement contrôler à Sospel, à chaque déplacement. Dans les contorsions et chorégraphies improvisées des deux partenaires de travail se rejoue cette histoire et s’invente une autre fin. Les salades restent trois semaines dans la voiture de Fanny, partout dans le coffre, au sol et sur le panneau de bord. Quand elle se fait contrôler de nouveau, les policiers la félicitent et lui demandent s’ils peuvent l’instagrammer…

 

* Le règlement Dublin, adopté en 2003 et deux fois réformé depuis, établit « les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ». Le pays sur lequel arrivent les migrant·e·s recueille leurs empreintes en vue de l’examen d’une demande d’asile. Ils et elles peuvent attendre jusqu’à un an une réponse sans possibilité de déposer leur demande ailleurs.

 

Horya Makhlouf

 

Image à la une : vue des salades plantées dans le coffre de la Twingo de Fanny Spano en 2016, devant la galerie Eva Vautier, Nice, journée de performance organisée par le collectif Crash Test. Courtesy Fanny Spano

Pour plus d’infos :

Horya Makhlouf
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