L’immersion digitale XXL, médiation ou art-traction ?
Sur des murs de plus de 15 mètres de hauts s’animent les coups de pinceaux de Van Gogh, du sol au plafond, dans une atmosphère sonore à la façon « magie de Disneyland ». Au fil d’un parcours, les tableaux les plus connus de l’artiste se succèdent, des Tournesols de 1888 au Portrait de l’artiste, 1889, exposé au musée d’Orsay.
S’immerger physiquement et mentalement dans l’univers de Van Gogh, c’est ce que proposent les Carrières de Lumières, jusqu’au début de l’année 2020. À l’image de cette expérience immersive, de plus en plus de lieux culturels tentent de renouveler leur offre expographique en proposant de faire vivre au public, un moment mémorable construit sur des émotions fortes en ayant recours à des techniques d’immersion, comme aux Carrières de Lumière où plus de 2 000 images numériques d’œuvres d’art sont projetées sur 7 000 m² de surfaces.
Préambule
Le concept d’exposition immersive consiste à présenter un parcours immersif à la découverte d’œuvres qui se sont pas numériques mais qui ont été numérisées. Il convient donc de ne pas confondre une exposition dite « immersive » qui a pour support le numérique, autrement dit le digital, et une œuvre numérique. L’une montre une œuvre, l’autre est une œuvre.
L’immersion, une tendance en expansion
Si l’apparition de cette nouvelle forme expographique se développe dans les musées de sciences et des techniques à partir des années 1990, elle tend depuis quelques années à s’introduire dans des lieux culturels, qui ne sont pas labellisés « musées » mais qui pour autant organisent aussi des expositions étiquetées « histoire de l’art ».
Ainsi, en 2017 à la Grande Halle de la Villette, puis en 2019 au Carré des Docks du Havre, un public de « tout âge » était invité à découvrir et vivre Imagine Van Gogh, une exposition immersive imaginée par Annabelle Mauger et Julien Baron. Point de tableaux physiques ou de toiles du néo-impressionniste accrochés aux cimaises, mais des projections de ses chefs-d’œuvre les plus connus déployées en XXL sur 2 000 m² de surfaces, le tout bercé – d’une façon totalement anachronique ! – de musiques traversant les époques, de Bach à Satie, en passant par Mozart, Delibes et Saint-Saëns.
L’objectif ? Comme le titre l’évoque, cette exposition se voulait être une place pour l’imaginaire et le rêve, en abordant tour à tour des thématiques imagées autour de la nature, de l’autoportrait, des saisons ou des couleurs en traversant les grandes périodes artistiques de Van Gogh. Il n’y avait donc aucune prétention didactique si ce n’est celle de saisir l’opportunité de vivre une expérience immersive en toute liberté.
En renonçant aux habitudes de lecture traditionnelles des musées, cette exposition a rencontré un vif succès et casse les codes des pratiques muséales pour concrétiser l’idée originelle d’Albert Plécy (1914-1977). Avec son association Gens d’images, ce journaliste, artiste, cinéaste et spécialiste du « langage de l’image » rêvait d’être physiquement immergé dans une « image totale ». Pour cela, il entreprit des recherches sur les techniques de prise de vue et de projection pour créer en 1975 sa « Cathédrale d’Images » aux Baux-de-Provence sur le site, alors inexploité, des carrières de calcaire, qui fascinait déjà Jean Cocteau à l’époque. Dans ces carrières des Grands Fonds, renommées en 2012 par la société Culturespaces, les « Carrières de Lumière », il projeta des images géantes.
La société Culturespaces, filiale de Engie (GDF Suez), gère depuis plus d’une dizaine de sites culturels en France via des délégations de service public et affiche clairement son ambition de les rendre « attractifs » sans l’aide de subventions. De quoi intéresser les collectivités territoriales soucieuses de redynamiser des endroits au fort potentiel culturel mais difficiles à exploiter et délaissés faute de budget… La stratégie de Culturespaces pour y arriver ? Miser sur la dématérialisation de l’œuvre d’art, ce qui permet ainsi d’investir dans un capital productif, c’est-à-dire des biens immobiliers et du matériel de production, investissements durables permettant d’éviter le transit onéreux d’œuvres d’art et le financement de travaux de commissaires sur de longues années. Pour ce faire, la société développe un concept, originellement appelé AMIEX® (Art & Music Immersive Experience) et aujourd’hui connu sous le nom de CULTURESPACES DIGITAL®, qui propose des équipes clés en main de techniciens et ingénieurs spécialisés dans le design et la création de centres d’art numérique, la maîtrise technologique pour la diffusion des expositions, ou encore, la production d’expositions numériques immersives.
Le résultat est pleinement satisfaisant puisque, fort de son succès aux Carrières de Lumières avec une moyenne annuelle annoncée de 600 000 visiteurs, la société ouvre, en 2018, L’Atelier des Lumières, à Paris, dans l’ancienne fonderie de la rue Saint-Maur du 11e arrondissement, le Bunker des Lumières en Corée dans un ancien bunker de commandement sous une colline d’une île de l’océan Pacifique, et prévoit d’ouvrir, au printemps 2020, « le plus grand centre d’art numérique au monde » dans l’ancienne base sous-marine de Bordeaux.
Le numérique, une médiation culturelle pour tous ?
Hier l’audioguide, puis les applications sur smartphones, aujourd’hui les œuvres en gigapixels… Si ce type d’expographie est en vogue, c’est aussi une réaction à l’essoufflement du modèle traditionnel des expositions d’art temporaires. Les expositions multimodales, ou multimédias, plaisent aux plus jeunes très connectés, preuve en est avec les sujets scientifiques au Palais de la Découverte ou la Cité des Sciences et de l’Industrie. L’immersion paraît donc être une solution adéquate à l’éveil d’un attrait à l’art chez eux et les néophytes. En plongeant dans un bain de chefs-d’œuvre dématérialisés, le visiteur quitte le monde des objets et du musée de collection – rasant –, mais aussi le musée du savoir et des connaissances – fastidieux –, pour s’immerger dans un univers purement scénographique. Envahit par l’image, l’œil est sollicité de toute part, au point de ressentir la sensation que nous participons à la construction même de l’œuvre au fur à mesure que nous l’explorons du regard. Pour renforcer ce saisissement, les images s’animent suivant un schéma diégétique, c’est-à-dire qu’une toile de Van Gogh, par exemple, prend forme visuellement sous la vibration fictive de ses coups de pinceaux. Cette implication physique génère une impression de compréhension confortable et immédiate de la manière dont l’artiste peint, sans discours théorique au préalable ou d’accompagnement, et donc adapté à tous. En ce sens, l’exposition immersive est certainement un moyen de toucher un public qui ne fréquente jamais les musées, de s’adresser à la très jeune génération ou tout simplement d’être reconnue comme une possibilité parallèle – complémentaire ? – d’accès à une forme de culture (reste à définir laquelle), sans pour autant faire de l’ombre aux expositions temporaires institutionnelles. Toutefois, force est de constater que la cible de ces expositions est claire : le spectateur n’est pas un visiteur soucieux de s’instruire ou d’approfondir ses connaissances pour le plaisir. Il vient d’abord pour se divertir, quitte à payer le prix salé du billet d’entrée.
Ce choix de faire du numérique l’outil principal pour organiser des expositions autour de grands noms populaires de l’histoire de l’art témoigne d’un changement de paradigme : d’une « mise en culture » de l’histoire de l’art au loisir artistique. À l’ère où la réalité virtuelle et la 4D s’étendent aux jeux vidéo à la maison, il est fort à parier que ces progrès s’intégreront au cœur des expositions immersives prochainement. Mais où se situe la frontière entre une exposition d’art et un spectacle de prouesse technologique ? N’est-ce pas là du pur loisir sensationnel, un spectacle son et lumière ? D’ailleurs, il est à remarquer que la société Culturespaces et la commune des Baux-de-Provence se sont vues attribuer le prix Thea Awards (pour Themed Entertainment Association), un prix récompensant les innovations dans l’industrie du divertissement, le même que reçoivent les parcs d’attraction.
Si Culturespaces dit pourtant bien veiller « à ce que les effets permis par le numérique ne soient pas ”gratuits”, mais qu’ils “s’inscrivent dans l’univers pictural des peintres présentés” », nous sommes néanmoins en droit de nous demander si l’émotion ressentie face à un chef-d’œuvre, au plus près du coup de pinceau du peintre est la même qu’en numérique (doit-elle l’être ?) ? si le propos originel de telle ou telle peinture est toujours bien conservée ? si ce n’est pas un pied de nez au travail des historiens de l’art soucieux de faire avancer la recherche et de la transmettre dans les musées ? ou encore, si ce concept respecte « éthiquement » l’essence même de l’art en projetant en XXL des toiles d’artistes éteints, à qui nous imposons arbitrairement cette révolution ?
Dès lors, le risque d’être noyé au milieu de systèmes numériques et interactifs, accaparé de toute part des dernières technologies au point d’en ressentir le besoin, doit être questionné sérieusement. Quand les rôles s’inversent-ils ? L’histoire de l’art vidée de sa substance ne devenant plus qu’un prétexte envoûteur pour se substituer à des exploits technologiques spectaculaires. Le constat est clair : il y a inévitablement un déplacement du sens vers une recherche de sensationnalisme.
L’art en XXL, un phénomène d’art-traction ?
En « actualisant le passé » et en le faisant apparaître dans le champ de l’expérience sensible du moment présent, l’immersion agit tel « un imaginaire de consommation, comme un moment de parenthèse “enchantée” » pour reprendre les dires d’Yves Winkin, spécialiste de la « nouvelle communication » et de « l’anthropologie de la communication » (1). Point d’éducation, d’instruction ou de culture, mais de la consommation d’abord. Point d’esprit critique ou de questionnement mais un besoin d’évasion et d’enchantement ensuite.
Effectivement, les expositions du XXIe siècle semblent ne pas pouvoir échapper à notre mode de vie et à être également des « objets » de consommation. Cette évolution de la culture comme « marchandise vedette de la société spectaculaire » n’est pas nouvelle. Elle est déjà décriée à la fin des années 1960 par Guy Debord, auteur de La Société du Spectacle. Le muséologue François Mairesse d’ailleurs, en prolonge la pensée en 2002 en proposant la notion de « spectaculaire muséal » pour mentionner l’entrée des musées dans l’ère du spectacle. Néanmoins, il vise ici les établissements muséaux à partir des années 1970 répondant aux contraintes de s’adapter au contexte politico-économique et au marché en usant d’une architecture exceptionnelle comme image de communication, en octroyant la primauté aux technologies nouvelles (de la recherche à l’exposition en passant par la conservation ou la restauration), au ludique et au règne de l’événementiel. À l’image de ces musées-écrins conçus par des architectes starifiés, les expositions immersives génèrent le même impact de l’ordre du sensationnel, qui par ses prouesses marquent l’esprit et attirent le curieux qui souhaite tout voir, se saisir rapidement du sujet, sans perdre de temps. L’information vient à lui, il ne vient plus chercher l’information. Le simple fait d’apercevoir ces « icônes métropolitaines » dans le paysage – expression d’Isabella Pezzini pour qualifier nos musées contemporains –, c’est déjà consommer de l’art. Pareillement, ces expositions du XXIe siècle s’adaptent en ce sens, au désir du spectaculaire, du sensoriel, de l’immédiat, plutôt que de l’intellectuel vieillot et de l’élitisme obsolète.
Car oui, les sensations que procurent la simple vue d’une œuvre d’art dans un musée ne suffisent plus à satisfaire le consommateur. Il lui faut vivre une expérience et éprouver toujours plus de sensations, à s’éprouver soi-même dans notre hypermodernité hédoniste (2). Il lui faut des contenus consommés dans un cadre de loisir, plus liés à l’émotionnel, à la mémoire, à l’inspiration, à la curiosité et au divertissement qu’à l’utilité ou au fonctionnel. L’utilité et le fonctionnel n’agissent plus : l’ordinaire est traditionaliste et à bout de souffle, l’extraordinaire est novateur et salvateur. Pour réenchanter notre monde et entretenir notre soif, nous pouvons compter sur les outils et professionnels du marketing expérientiel et de la communication, acteurs essentiels supplantant les commissaires d’exposition. Grâce à leurs techniques, storytelling, story feeling ou snacking content, ces « ingénieurs de l’enchantement » (1) reconfigurent non seulement la réception de la création mais aussi son contenu. Cela est vrai au regard de l’initiative, plutôt séduisante, de Culturespaces d’avoir proposé l’Immersive art festival en octobre 2019. À l’Atelier des Lumières s’est ainsi déroulé un festival dédié au digital design immersif en regroupant onze collectifs artistiques du monde de l’art numérique. Leurs créations ont été « spécialement dimensionnées et conçues pour L’Atelier des Lumières » en respectant une durée de 4 minutes, indique le dossier de presse. Cette standardisation a permis ainsi de mettre en concurrence chaque projet dans une compétition avec jury où le public a pu voter en direct pour leur création préférée via une application à télécharger sur leur téléphone. Avec un prix du billet d’entrée unique à 24 euros, seul un public particulièrement averti et sensible à cet univers a dû s’en offrir l’accès, autrement dit, les professionnels et amateurs du milieu ou le microcosme hype de la capitale en quête de sensations fortes.
Est-ce là une mauvaise chose ? Cela dépend de la vision adoptée : faut-il forcément comparer et opposer l’immersion au modèle expographique traditionnel ? L’existence de l’un ne devrait pas remettre en cause l’existence de l’autre. Autre point : une croyance persiste à laisser entendre que les expositions immersives désacralisent l’art (là où les expositions présentées en musée échouent). Si nous occultons le prix fort élevé de ces expositions artistiques, il est vrai que leur approche permet de s’adresser à tout public (encore faut-il pouvoir être réceptif à ces dispositifs – ne pas être hypersensible au son ou au défilement rapide des images et lumières). Mais à regarder les façons dont sont conçues ces dernières, une nouvelle forme de sacralisation semble s’imposer pour pouvoir faire apprécier et présenter l’œuvre d’art aujourd’hui au grand public : celle de la primauté au ludique et au sensationnalisme grâce au règne de la technologie. « Est-ce l’indice d’un nouveau régime de fréquentation des artefacts culturels, d’un désir d’évasion érigé en nécessité fondamentale, en formule magique, en promesse crédible ? », cette question d’Étienne Amato (3) reste toute posée.
(1) Emmanuelle Lallement et Yves Winkin, « Quand l’anthropologie des mondes contemporains remonte le moral de l’anthropologie de la communication », URL : http://journals.openedition.org/communiquer/1562 ; DOI : 10.4000/communiquer.1562
(2) À ce sujet, j’invite à lire l’article de Jean-Jacques Boutaud, « Du sens, des sens. Sémiotique, marketing et communication en terrain sensible », Semen. URL : http://journals.openedition.org/semen/5011
(3) Étienne Armand Amato est chercheur et enseignant qualifié en sciences de l’information et de la communication, avec une formation initiale en études audiovisuelles, puis en multimédia et en ethnométhodologie. Membre associé au laboratoire Paragraphe de l’Université Paris 8, il a co-fondé l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines.
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Légendes :
Vidéo de l’exposition Van Gogh, La nuit étoilée aux Carrières de Lumières du 1er mars 2019 au 5 janvier 2020. Création de Gianfranco Iannuzzi, Renato Gatto, Massimiliano Siccardi, avec la collaboration musicale de Luca Longobardi. © Culturespaces
Image à la Une : Vue de IMMERSIVE ART FESTIVAL PARIS, 18 au 24 octobre 2019, création du collectif Ouchhh © Ouchhh