Yue Yuan, à l’échelle de l’imperceptible
Un mètre c’est une centaine de centimètres, une multitude de millimètres. Une donnée quantifiable a priori indiscutable. Un certain nombre de feuilles constitue par exemple le Mètre vertical de Yue Yuan et nous pouvons mesurer ce bloc. Prises individuellement ces feuilles renvoient à une idée plus diffuse du mètre, une abstraction. Nous ne prêtons pas attention, toutefois, au détail, à l’infime, mais à son addition de même qu’un institut de sondage ne prête attention à des individus que pour obtenir une représentation de la population. Conceptuellement, cette pile poursuit le travail de Yue Yuan sur la perception et le mètre mais est surtout une réflexion sur la manière dont on peut traduire l’expérience du réel.
Unité de mesure devenue évidente pour nombre de cultures et parmi la plus répandue, le mètre n’est pas pour autant universel. Bruno Latour rappelait d’ailleurs, lors d’une de ses conférences sur le pouvoir, l’histoire politique de son adoption, les discussions et disputes autour de cette unité qui révolutionnait l’usage des pieds, des lieues et des pouces. L’usage arbitraire du mètre, certes calculé sur une base mathématique, a en effet bouleversé la transcription du réel et permis l’instauration d’un système centralisé dont la neutralité est contestable. Le mètre étalon censé dicter officiellement la nouvelle unité de mesure se situe à côté du Sénat à Paris et c’est là que Yue Yuan débute son enquête.
La légende veut que les différents artisans ayant recours à la mesure du mètre soient allés se confronter au modèle pour régler leur baguette. En cas de litige, c’était au pied du palais du Luxembourg que se réglaient les conflits. Yue Yuan a demandé aux passants rencontrés aux abords du Jardin d’évaluer un mètre à partir d’un bâton qu’ils pouvaient couper où ils le voulaient. Cette mesure, si commune, s’est retrouvée très différemment comprise par chacun et l’artiste a ainsi fait ressurgir la dimension corporelle de notre perception du monde. C’est en fonction de leur taille, en effet, de l’envergure de leurs bras que ces témoins ont évalué le mètre. Il est intéressant de constater que l’homme, plutôt que d’avoir recours à une unité normée, se réfère toujours à son corps pour saisir le monde. D’autant que la question de la perception, surtout quant au mètre, n’est bien évidemment plus innocente lorsqu’il est question de voisinage ou de frontière…
Éminemment poétiques, les actions de Yue Yuan passent parfois inaperçues. Quand il retourne des feuilles ou qu’il échange un citron entre deux supermarchés, il ne cherche pas à renverser le cours du monde. Tout au plus son geste consiste-t-il à retenir d’une minute le cours de l’eau. Il y a dans cette simplicité, cette discrétion, une manière d’expérimenter le monde et de questionner les étant-donnés. Le mètre pris pour acquis, apparemment intégré dans notre système de pensée, ne fait pas lui-même consensus dans sa réalité physique. Les différents bâtons posés à même le mur, avec une fiche qui détaille les modalités du sondage, perturbent l’ordre des choses. Plus ils sont nombreux, plus l’espace est grand et plus ils sont contradictoires ; le visiteur est confronté à la perception des autres. Yue Yuan mine imperceptiblement la rationalité d’un système.
Faut-il être référencé dans les livres d’histoire de l’art pour être considéré comme un artiste ? Yue Yuan dépose son manifeste d’art conceptuel dans les rayonnages de la bibliothèque de l’INHA à la manière d’une action secrète et d’une consécration. Il poursuit son travail sur les normes et s’amuse des qualificatifs sur sa pratique, artiste « contemporain », « conceptuel », « mystérieux » ou « riche ». Être ou ne pas être artiste relève avant tout d’un être au monde, d’un esprit poétique. Il n’est pas la peine de réaliser à proprement parler une action, elle peut être suggérée, imaginée ou même simplement écrite. Il s’agit toujours pour l’artiste de trouver un langage, pas seulement une langue comme le français, l’anglais ou le chinois, mais une manière de transmettre une expérience sensible ou émotionnelle. Pris dans des problématiques de traduction par son propre parcours, celui d’un artiste chinois venu à Paris dans le cadre d’un échange, Yue Yuan prête une grande attention aux mots comme aux choses imprimées.
Un de ses livres, Centtitre(s) joue d’authentiques titres donnés à des œuvres pour créer un dialogue sensible et improbable dans l’histoire de l’art. Une citation de Mallarmé « un coup de dés jamais n’abolira le hasard » reprise par Broodthaers (“A throw of the dice will never abolish chance”) rencontre le postulat de Francis Alÿs “If you are a typicall spectator, what you are really doing is waiting for the accident to happen” et nous interpelle sur le rapport de l’art au réel. Il ne s’agit pas de représenter ce qui est déjà pour Yue Yuan mais de trouver le moyen de nous faire appréhender ce qui ne peut être saisi directement. Le bruit d’une goutte d’eau que l’on ne peut voir tomber dans Untitled (2017) joue avec les sens du spectateur, ce qu’il croit voir et ce qu’il entend tout comme dans la performance Tout ce qui est à voir n’est pas seulement ce que vous voyez. En révélant les vides et les creux d’un mur par une partition musicale improvisée, Yue Yuan use de métaphores comme d’outils. L’usage du concept est toujours sensible, jamais coupé du quotidien ou d’une appréhension simple du monde. Même quand Yue Yuan joue de références artistiques comme Yoko Ono ou John Cage c’est toujours en sous-texte ; une manière d’appuyer un discours et non le discours lui-même. Centimètre par centimètre, il déplace le regard, les feuilles sur un chemin d’automne.
Des photographies au mur
Exposition du 6 au 14 novembre aux Beaux-Arts de Paris, galeries gauche et droite
14 rue Bonaparte, 75006 Paris
https://www.facebook.com/events/313510909244730
Image à la une : Yue Yuan, Mètre étalon, vue d'installation aux Beaux-Arts de Paris, 2017.