RITUELS, IMAGES VIVANTES
Toute image n’est-elle pas morte ? Reste pétrifié d’une réalité disparue, vaine reproduction d’un instant révolu ?
Par essence, une image représente, c’est-à-dire qu’elle renvoie à autre chose qu’elle-même. Cette autre réalité peut être physique ou mentale, il peut s’agir d’un paysage, d’une émotion, ou encore d’une idée. Je peux regarder une photo de vacances, un paysage impressionniste ou même mon reflet dans le miroir, aucune différence : l’image est toujours perçue comme fenêtre ouverte sur une autre réalité.
Entre l’image et son référent existe alors une distance, plus ou moins importante suivant la nature de l’image. En art cette distance est d’un intérêt tout particulier, créant une tension entre l’image et son référent, tension qui voyage ensuite chez le spectateur. Cette tension est d’une vitalité sans nom, elle bouscule, elle émeut, elle transporte. C’est bien elle qui, en s’incarnant chez le spectateur, en le mettant en mouvement, véritablement, fait œuvre. Mais que dire de l’image ? De la simple image ? De l’œuvre dépossédée de sa matière, de l’image privée de son référent, de l’image en tant qu’image ? Elle paraît d’un coup bien pâle, blafarde même, morte. Le mouvement – et donc la vie – ne semble pas provenir d’elle-même mais d’une perception et d’une distance. Distance d’avec le référent et perception de cette distance par le regardeur. Mais qu’en serait-il si image et référent ne faisaient plus qu’un ? Si dans leur danse effrénée, faite d’attirances et de répulsions constantes, ils finissaient par s’unir et se fondre l’un en l’autre ? Alors l’image prendrait vie, viendrait au monde, dans un accouchement symbolique.
La magie implique une confusion d’images, sans laquelle, selon nous, le rite même est inconcevable. De même que sacrifiant, victime, dieu et sacrifice se confondent, de même magicien, rite et effets du rite, donnent lieu à un mélange d’images indissociables ; cette confusion, d’ailleurs, est en elle-même objet de représentation. […] La fusion des images est complète, ici comme plus haut, et ce n’est pas idéalement mais réellement que le vent se trouve enfermé dans une bouteille où dans une outre, noué dans des nœuds ou encerclé d’anneaux. (Marcel Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie, 1902)
Le rite est sûrement le lieu où s’exprime le plus fortement cette indistinction entre l’image et son référent. Plus précisément, il s’agit du moment où le référent – de substance divine, spirituelle ou tout du moins symbolique – vient s’incarner dans l’image pour lui donner tout à fait vie. L’image n’est alors plus représentation d’une réalité mais devient elle-même cette réalité qu’elle représentait. Pensons à la transsubstantiation chez les chrétiens, aux icônes orthodoxes, aux statues Nkisi Nkonde ou aux masques Dogon et Mwai : les exemples sont multiples. Ainsi vivante, l’image se dote bien souvent de vertus magiques, médicinales ou protectrices, elle devient agissante.
Certains artistes contemporains s’emparent des caractéristiques du rite afin de produire des œuvres dont l’intérêt ne se situe plus dans l’élaboration d’une distance signifiante entre l’image et son référent, mais bien dans la constitution d’une indistinction entre les deux, dans la création d’images vivantes. Cette permanence de la pensée magique est l’objet d’une exposition proposée par le critique d’art et curateur Clément Thibault, actuellement visible à la H Gallery : Rituels, Images vivantes. En plus de donner à voir ces images vivantes et agissantes puisant leur existence dans toutes sortes de traditions culturelles ancestrales, l’exposition lève le voile sur un monde de l’art à la recherche de spiritualité, sur une société en quête de réenchantement.
Le rite est un pont entre deux mondes, le rapprochement puis la fusion de l’image et de son référent, du spirituel et du temporel, jusqu’à ce que ces deux entités ne fassent plus qu’un. Ce pont transparaît ici dans le volume même de l’espace d’exposition : deux salles séparées par un passage, telles deux mondes distincts reliés par le rite magique, et l’art. Qu’il est heureux ce rapprochement qui nous permet dans une symbolique éloquente d’entrer corporellement dans le rite, comme on entre dans l’exposition.
Nous y trouvons les œuvres de dix artistes contemporains, mises en regard avec quelques objets ethnographiques qui viennent rejouer ces transferts culturels entre art contemporain et traditions diverses. Si chaque artiste apporte à l’exposition une pierre essentielle, il n’est pas question ici de les traiter tous : je préfère m’arrêter plus spécialement sur deux mises en regard qui m’ont paru particulièrement éloquentes.
Avec un soin presque rituel, de ses deux mains délicatement, une personne place un masque sur son visage, qui peu à peu épouse ses formes, se plaque sur ses joues, butte sur son menton, forme une seconde peau, enfin. Image ambivalente pouvant évoquer un sentiment d’étouffement et d’angoisse face à l’aliénation d’un monde trop aseptisé, mais renvoyant en même temps aux nombreuses vertus médicinales des masques de soin. Que voyons-nous ? Le masque ou le visage ? Le visage nous est caché, et ce que le masque semble dissimuler c’est le néant, dont l’inquiétante obscurité parvient même à se faufiler par endroit, notamment au niveau des yeux. Du visage nous n’avons donc aucune trace, il s’impose pourtant à nous. En effet, si le masque occupe littéralement tout l’espace, ce n’est pas lui que nous regardons, ce n’est pas lui que nous voyons, c’est un visage. Un visage textile, artificiel, un masque devenu visage, un objet devenu vivant. Il nous semble presque que ce visage se marque d’une certaine expression mélancolique. Cette photographie de Jeanne Susplugas est un touchant condensé de ces questions de rite et d’indistinction entre les images. Masque et visage ne font ici qu’un, se fondent l’un en l’autre, n’existent plus en tant qu’entitées différenciées, brouillent leurs identités. Nous sommes face à un masque-visage, un non-réel bien vivant, un objet magique par excellence. En regard de cette photographie, Clément Thibault a placé un masque Zakpei Ge, masque Dan protecteur d’Afrique de l’Ouest qui prévient la communauté des feux de forêt courants lors de la saison sèche. Un masque bien vivant donc, dont les propriétés sont liées à la forme qu’il prend, avec ce rectangle rouge caractéristique collé sur les yeux, masque masqué, image agissante.
Dans la deuxième salle, au sol, une motte de terre signée Caroline Le Méhauté, qui lentement se soulève, se gonfle, puis s’affaisse, dans un mouvement continu, cyclique, comme respiratoire : la terre devant nos yeux emplit d’air ses poumons tourbeux, puis l’expulse, en douceur. La respiration est apaisée, sereine, fascinante. Derrière elle se trouve une statuette Akan de Côte d’Ivoire, une maternité amputée de sa filiation, puisque de l’enfant que la femme portait sur son dos ne restent que les pieds et une partie des bras. Mais alors, cette femme, de qui est-elle la mère ? Absent, l’enfant perd de sa possible singularité, et c’est alors de l’humanité toute entière que cette femme devient mère. Maternité originelle, terre vivante : l’allégorie naissant de cette mise en regard est d’une poésie délicate, notre esprit s’y perd avec une certaine délectation.
Caroline Le Méhauté, Négociation 57 – Grow, grow, grow, terre de coco, Dimensions variables, 2013. Courtesy de l’artiste.
Le 24 mai 1989, Le Figaro titrait son article sur l’exposition aujourd’hui mythique du Centre Pompidou « Magiciens de la Terre » comme suit : « Du monde entier au cœur du monde ». Nous pouvons avoir cette expression en tête en visitant l’exposition de Clément Thibault, et la garder à l’esprit pour poursuivre notre réflexion, toujours. .
Informations pratiques :
Rituels, Images vivantes
22.06.18-21.07.18
H Gallery
90 Rue de la Folie Méricourt,
75011 Paris
Toujours bien inspiré. Merci à vous Jeunes critiques d’art pour cette opportunité inouïe, de lire régulièrement vos articles…
Passionnant