ALMOST ANIMATED – GALERIE LOEVENBRUCK


Des photos, j’en vois partout, comme chacun d’entre nous, aujourd’hui ; elles viennent du monde à moi, sans que je le demande »1

Avec ALMOST ANIMATED, la galerie Loevenbruck nous invite à réfléchir sur la photographie, son rôle, son essence même, à travers des oeuvres des années 1970 et 1980. Difficile à appréhender, souvent remise en question, la photographie à mis du temps à s’imposer dans le monde de l’art, et les années 1970 et 1980, marquées par la parution de La Chambre claire de Roland Barthes (sorte de consécration théorique), font figure de tournant dans cette lente reconnaissance. Ambitieuse, l’exposition met en relation la pensée de Barthes avec la création qui lui est contemporaine (des oeuvres de Bernd et Hilla Becher, Jean Dupuy, Michel Journiac, Peter Moore, Hermann Nitsch, Ria Pacquée, Gina Pane et Alina Szapocznikow sont ainsi présentées), et le dialogue opère. Riche, l’exposition présente des séries d’oeuvres hétéroclites, isolées pour conserver leur identité, qu’il faut toutefois mettre en relation. Il ne me parait pas utile ici d’approfondir le travail des neuf artistes exposés, d’autant plus que la galerie met à disposition des visiteurs une documentation foisonnante  composée d’une biographie des artistes et de textes critiques sur leur oeuvre et sur les photographies présentées (heureuse initiative). Je vais donc m’arrêter sur les oeuvres de trois artistes, qui me paraissent particulièrement intéressantes pour étudier le propos de cette exposition (parallèlement au texte de Barthes) et qui montrent différents moyens utilisés par les artistes pour exploiter les caractéristiques propres à la photographie : les photosculptures d’Alina Szapocznikow, Rituel pour un mort de Michel Journiac et Aktion 12 d’Hermann Nitsch.

« L’autre samedi, en plein soleil, fatiguée d’avoir poli pendant des heures ma rolls-royce en marbre rose du Portugal, je me suis assise et me suis mise à rêver en mâchant machinalement mon chewing-gum. Tirant de ma bouche des formes insolites et bizarres, j’ai soudain réalisé quelle extraordinaire collection de sculptures abstraites me passait par les dents. Il suffit de photographier et d’agrandir mes découvertes masticatoires pour créer l’évènement de la présence sculpturale. Mâchez bien, regardez autour de vous. La création se situe entre le rêve et le travail de tous les jours. » (Alina Szapocznikow, 22 juin 1971). 

Nous sommes invités par l’accrochage à regarder les photosculptures d’Alina Szapocznikow à la lumière de ce texte, et une chose en ressort directement : c’est la photographie qui crée la présence sculpturale. Par le choix du noir et blanc, la « mise en scène » sur un socle, le cadrage, le travail de la lumière… le chewing-gum mastiqué change de statut. La photographie donne de la rigidité à un élément plastique, de la pérennité à une forme éphémère, du crédit même à un élément insignifiant : c’est elle qui crée véritablement la sculpture (paradoxe d’ailleurs intéressant d’une création sculpturale qui passe par une mise en deux dimensions). La photographie ne vient pas ici rendre compte d’une oeuvre, elle est l’oeuvre. Cette déformation formelle qu’engendre la photographie et qui entraine une évolution de notre regard sur le référent (ici le chewing-gum) vient atténuer cette affirmation de Barthes : « Quoiqu’elle donne à voir et que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit »1. Ici c’est bien la photographie que l’on voit, on ne voit d’ailleurs qu’elle : le référent ne nous est presque plus accessible en lui-même. On peut alors véritablement parler de « photosculptures ».

Les deux artistes sur lesquels j’aimerais à présent m’arrêter ont utilisé la photographie dans le cadre de la performance, mais nous allons voir que ces clichés sont bien plus que simples documentations d’actions révolues.

Michel Journiac, qui a placé le corps et la performance au centre de sa pratique artistique (on se souvient de sa Messe pour un Corps en 1969), est représenté par son oeuvre intitulée Rituel pour un mort, qui peut être définie comme une action photographique. La photographie vient ici rendre compte d’un rituel que l’artiste suivit en décembre 1975 sur la tombe d’un de ses amis qui venait de mourir. Cette séries de photographies en petit format, cadrées sur les mains de l’artiste, montre les différents gestes qu’il pose, emprunts de symboles et de religion, dans une volonté d’hommage et de deuil pour son ami disparu. Le cadrage très serré et la mise en forme de la série révèlent et accentuent la lenteur et la précision des gestes, ainsi que leur intense expressivité. C’est par la photographie que l’action nous est donnée à voir. Elle est de plus ici mise en scène, et c’est justement cette mise en scène qui indique que la photographie n’est pas ici documentation : elle est l’aboutissement de l’action, elle est l’oeuvre.

Ces thèmes de la théâtralité et de la mort sont aussi très présents dans Aktion 12 d’Hermann Nitsch, une des figures majeures de l’actionnisme viennois (courant artistique des années 1960 centré sur la performance). Cette Aktion a été réalisée sans public, et les photographies se trouvent donc être les seuls témoins de cette pièce mystico-religieuse bien réglée, où l’artiste a fait subir à l’acteur une série d’actions symboliques. La théâtralité, visible dans la mise en scène, est exacerbée par le non montré, par les blancs, par l’espace temporel situé entre les photos, tout comme l’action hors scènes est primordiale dans une pièce de théâtre. Le théâtre et la mort, deux notions liées à la photographies que Roland Barthes évoque ainsi : « Et celui ou cela qui est photographié, c’est la cible, le référent, sorte de petit simulacre, d’eidôlon émis par l’objet, que j’appellerais volontiers le Spectrum de la Photographie, parce que ce mot garde à travers sa racine un rapport au « spectacle » et y ajoute une chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort »1. Aktion 12, tout comme Rituel pour un mort, touche donc au théâtre, et cela est, pour Barthes, inhérent à ce médium : « Ce n’est pourtant pas (me semble-t-il) par la Peinture que la Photographie  touche à l’art, c’est par le théâtre »1. Enfin, les défoulements sadomasochistes que Nitsch fait subir à son sujet (ainsi objéifié et mortifié), à la fois sujet de l’action et sujet de la photographie, nous rappellent cette peur que partage Barthes : « Imaginairement, la Photographie (celle dont j’ai l’intention) représente ce moment très subtil où, à vrai dire, je ne suis ni un sujet ni un objet, mais plutôt un sujet qui se sent devenir objet : le vis alors une micro-expérience de la mort […] : je deviens vraiment spectre »1.

Almost Animated. La photographie nous semble animée et objective, on a l’impression qu’elle nous donne accès au réel. Et pourtant il faut bien constater que cela est un leurre : l’image produite est fixe, non-vivante (« je ne crois pas aux photos vivantes »1 nous dit d’ailleurs Barthes) et ne donne pas accès au réel. C’est justement sur ces deux aspects, entre autres, qu’insistent les artistes que nous avons évoqués ici, eux qui ont joué sur ces caractéristiques pour créer un art photographique et non des images documentaires.

Les considérations théoriques soulevées par cette exposition sont nombreuses et nous avons essayé d’en évoquer quelques-unes ici, sans prétendre à l’exhaustivité. Il ne fait aucun doute que cette exposition, par le choix des oeuvres exposées, par les réflexions qu’elles engendrent, et par la mise en perspective avec le texte de Barthes, soit d’une qualité rare.

 

Grégoire Prangé
1-Roland Barthes, La Chambre claire, 1980

Image à la Une : Alina Szapocznikow, Fotorzeźby [Photosculptures] (détail), 1971/2007. Vingt épreuves gélatino-argentiques originales et un collage avec texte sur papier, coffret. Prises de vue : Roman Cieslewicz. 24 x 30 cm (chaque). Courtesy The Estate of Alina Szapocznikow / Piotr Stanislawski / Galerie Loevenbruck, Paris © ADAGP, Paris. 

ALMOST ANIMATED 
Bernd et Hilla Becher / Jean Dupuy / Michel Journiac / Peter Moore, /Hermann Nitsch / Ria Pacquée / Gina Pane / Alina Szapocznikow
DU 05/02/2016 AU 26/03/2016
GALERIE LOEVENBRUCK 
6, rue Jacques Callot 
75006 PARIS
http://loevenbruck.com/
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