Odonchimeg Davaadorj : l’art comme un couteau


Odonchimeg Davaadorj, Amidral, 2015-2018, papier, encre de Chine, fil, tissu, Salon de Montrouge 2018.

En 2018, au Salon de Montrouge, mes yeux ont commencé à suivre le fil rouge que déroule Odonchimeg Davaadorj. Sur les murs blancs, des morceaux de papier étaient accrochés. Des têtes jaillissaient d’un volcan. Rouge le volcan, rouges les têtes, rouge l’encre veinée qui dessine les contours, rouges les fils de laine qui poursuivent la constellation. Des oiseaux noirs s’envolent de la poitrine d’une femme. Un couple se rejoint, fusionne par la tache noire de leurs têtes confondues. Un cheval, un corps bleu. Un visage gris aux yeux rouges. Des corps sans têtes reliés par des fils rouges. Un cœur bleu, un cœur rouge. Une plante avec une tête, une tête avec une plante.

Odonchimeg Davaadorj, Amidral, 2015-2018, papier, encre de Chine, fil, tissu, Salon de Montrouge 2018.
Odonchimeg Davaadorj, Amidral, 2015-2018, papier, encre de Chine, fil, tissu, Salon de Montrouge 2018.

Dans sa lettre de motivation pour entrer à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, Odonchimeg Davaadorj écrit :

« Je suis née en Mongolie, là où j’ai trouvé l’âme sur cette terre. Le ciel est mon père. La terre est ma mère. […] Je suis une chasseuse qui voyage avec un couteau. […] Je n’ai pas peur ni de la mort ni des enfers avec mon couteau. […] Je voudrais parler du soleil qui se lève la nuit, la pluie sans l’eau, la mère sans enfants, les enfants sans père, la fourchette sans ventre, le ventre sans corps… […] Mon couteau c’est l’art ».

De sa mère couturière, elle reprend le fil et brode. Elle brode les tissus, elle brode des histoires sur les murs, elle pique les feuilles avec son aiguille pour laisser passer la lumière, pour retrouver le toucher et révéler des corps, des liens. Les vides laissés sont les espaces où peut se déployer l’imagination du/de la regardeur-se qui crée un récit et ravive des relations oubliées, effacées par le temps, par nos vies – avec les autres, avec la nature, avec le ciel et les oiseaux, avec le feu.

Odonchimeg Davaadorj, Coexsistere 4, 2020, encre de chine sur papier, perforation.

« Envie d’écrire jusqu’à la rencontre de la terre et du ciel au bout de mes mots / Envie de plonger dans la mer rose avec mes ailes blanches / […] / Envie de voler au-dessus de la terre pour ramener des espoirs enfuis / Envie de la pluie rose, jaune, bleue pour laver mes yeux gris » (Langue brodée, Poème 8).

En 2015, pour son mémoire de fin d’études, Langue brodée, elle propose une « autobiographie poétique » – « La Mongolie, d’où je viens, est un pays où tout est poésie ». Elle choisit les mots comme elle trace les traits : « Je voudrais marcher sur les veines qui traversent le corps de ce monde / Si c’est possible avec un peu d’amour, un peu de bonheur, je veux bien » (Langue brodée, Poème 2).

La Jupe Volcano (2013-2014), qu’elle porte et qu’elle soulève dans un cimetière, dévoile d’autres mots : « J’ai attendu tellement longtemps il y a un volcan qui a poussé entre mes jambes maintenant il explose le magma coule, brûle mes cuisses j’aime la chaleur la sueur et la douleur soulève la terre, je veux séduire le diable… »

Odonchimeg Davaadorj, Jupe Volcano, 2013-2014, performance et poésie sérigraphiée.
Odonchimeg Davaadorj, Jupe Volcano, 2013-2014, performance et poésie sérigraphiée.
Odonchimeg Davaadorj, Jupe Volcano, 2013-2014, performance et poésie sérigraphiée.

La vie palpite dans ses fils, dans ses dessins qu’elle crée séparément et qui s’assemblent par nécessité. « Dans mon poing serré coulent des lignes de rivières et / Je me plonge au creux de ma paume / Je croque le goût de la vie / Je ne crois pas au destin mais à l’instant » (Langue brodée, Poème 10). La vie palpite dans ses performances, dans les habits qu’elle coud, sur lesquels elle dessine et qu’elle habite de son corps qui danse, qui dit.

Marquée par une rage de vivre, par la passion d’être au monde, son œuvre est aussi souvent légère, drôle. Elle s’amuse – glisse sa photo d’identité dans des œuvres, dans des endroits incongrus. Dans ses vidéos réalisées en 2014, elle invente des petits mondes sur des bouts de trottoir, une évasion bon marché, intuitive et spontanée. Dans Togloom #1, elle pose des mottes de terre au bord d’une flaque sur le goudron dans laquelle se reflète un immeuble. Elle y plante des feuilles, dépose un puis deux puis trois bateaux de papier ainsi qu’un couple de cygnes blancs pour compléter ce paysage rêvé. Dans Togloom #2, une petite maison de papier émerge près d’une herbe folle, au pied d’un muret bleu. Il neige de la farine. Avec l’aide d’un briquet et d’un morceau de charbon, la cheminée fume. Enfin, dans Togloom #3, l’artiste ajoute des fleurs de papier à une touffe d’herbe, un peu de couleurs sur le gris du béton.

Odonchimeg Davaadorj, Togloom #2, 2013-2014, vidéo, 1 min 45 sec.

Si le bleu, le rouge, le blanc et le noir ont longtemps été ses couleurs de prédilection, elle puise aujourd’hui dans une palette plus large : le jaune fait des ailes à une femme qui pleure de joie, le jaune coule à travers les fenêtres d’une maison formée par des êtres qui s’enlacent, qui s’aiment, le jaune est une flamme dans les mains d’un personnage traversé par un fil bleu – parole d’une femme qui rentre dans une oreille et qui ressort par un œil, tirée par une main. De l’écoute au regard et à la main, c’est bien le processus créatif d’Odonchimeg Davaadorj qui pose son oreille sur la poitrine du monde pour nous prêter ses yeux et libérer ses mains.

Odonchimeg Davaadorj, Fire doesn’t lie, 2020, acrylique sur toile.

Dans une peinture murale de 2016 ou 2017, dans un dessin à l’encre sur papier de la même époque, dans une broderie sur toile de 2019, le corps d’une femme nue se confond avec celui d’un corbeau. Ses cheveux sont des ailes, qui sont aussi des branches. Tout est lié, tout s’entremêle et se répond. La broderie recouvre le mur, l’art sort du mur par le vêtement qui est porté par le corps, la rue est habitée par la couleur, les mots sont choisis comme les fils, comme les images, les humain-es redeviennent végétaux-les, animaux-les, le ciel retrouve la terre, l’eau rejoint le feu.

Odonchimeg Davaadorj, Peinture murale, 2016 ou 2017, 400 x 250 cm.

Dans une de ses créations les plus récentes, Odonchimeg Davaadorj a modelé des visages dans de l’argile recouverte de gesso, les traits ocres évoquant une femme paisible, sereine, apaisée. Accrochées au mur, ces sculptures sont aussi des soliflores : une fleur fraîche, une herbe séchée jaillit ainsi de la tête et redessine, une fois encore, ce cosmos, cet univers qui a retrouvé son sens, ses connexions, son équilibre. Au dos de ces petites têtes, la signature de l’artiste : un O et un D, initiales entremêlées qui se déploient comme un oiseau qui prend son envol, comme un phénix qui sort des flammes.

 

Mathilde Leïchlé
Odonchinmeg Davaadorj a récemment participé à l'exposition collective Even the rocks reach out to kiss you organisée par Julie Crenn au centre d'art Transpalette de Bourges. Des œuvres de l'artiste sont aussi présentées dans l’exposition virtuelle Retracer notre ciel : constellations féministes et queer, archives et création contemporaine organisée par l’Atelier Corps, genre, arts de l’association EFiGiES : https://ateliercga.hypotheses.org/274

Pour aller plus loin : le site internet d'Odonchimeg Davaadorj : http://odonchimegdavaadorj.com/
Recommend
  • Facebook
  • Twitter
  • LinkedIN
  • Pinterest
Share