L’Eros selon Thomas Huber
Si le sexe masculin est susceptible de beauté et objet de fascination chez Freud, il n’en est rien du sexe féminin. Symbole du complexe de castration chez la femme, la vulve serait source d’angoisse et se toiserait ainsi d’une pilosité pubienne pour masquer sa fente impudique. Cet obscurantisme est d’autant plus manifeste qu’en art, peinte, dessinée ou modelée, elle se cache bien souvent derrière un lourd drapé à l’Antique, une chevelure vénusienne à la Botticelli ou une main olympienne façon Manet. Et lorsque la malheureuse devient sujet puissant de la création chez Courbet, la voici de nouveau réduite à des regards lubriques, destinée à assouvir les envies licencieuses d’un commanditaire turc, avant d’être l’objet de curiosité tenu caché derrière une toile d’André Masson dans le salon de Lacan.
Le sexe féminin, l’abricot, le con, le minou a tant de sobriquets prêtant à sourire et si peu de représentations visuelles qu’il reste unanimement méconnu, mystérieux, occulte. En partant de ce constat, Thomas Huber a souhaité libérer cette partie intime de son carcan. Son exposition Extase présentée actuellement au Centre culturel suisse dévoile dessins, aquarelles et peintures murales réalisés in situ où le sexe féminin s’autonomise en entité indépendante, se dissocie du corps, pour incarner la matière première de constructions architecturales paraboliques. Loin d’être tapageuse, Extase est avant tout une révérence audacieuse au monde féminin qui s’accompagne d’une remarquable publication recueillant quatre-vingt croquis érotiques dessinés depuis 1972.
L’architecture du fantasme
Tout comme Freud dans sa carrière de psychanalyste, Thomas Huber aborde tardivement la thématique du sexe féminin dans son œuvre. Cette évolution est quasiment une transgression dans un parcours immuable puisque cet artiste né en 1955 à Zurich n’a jamais changé de facture ou de sujet iconographique depuis ses débuts dans les années 1980 à Düsseldorf. Toujours accompagné d’un discours, son travail se reconnaît du premier coup d’œil : paysages d’architectures utopiques, lignes droites nettes mais légères, perspectives géométriques, fluidité de la matière picturale et palette restreinte privilégiant les tons unis. Ses intérieurs peints jouent des dimensions démultipliées, des volumes imbriqués et des mises en abyme, et pourtant le silence est roi au pays des rythmes. Tout est rigide, fixe, stable, propice à la concentration absolue. Ce mutisme ouvre la voie à l’intelligence de l’imagination, celle d’un espace mental à la jonction du réel et de l’idéalisme. Thomas Huber considère en effet, le tableau comme un intermédiaire, un entre-deux, permettant d’aller d’un monde à l’autre. Chaque toile doit alors transcender l’espace qu’il représente tout comme l’espace où il est présenté. Pour ce faire, l’artiste intègre souvent le lieu dans lequel il réalise une peinture à son travail afin d’obtenir une répercussion spatiale inédite.
Au Centre culturel suisse parisien, Thomas Huber s’est ainsi saisi physiquement du lieu en se l’appropriant comme atelier pendant trois semaines. Sous la verrière du large espace d’exposition, éclairé par une lumière zénithale, l’artiste a dessiné et mis en aquarelle l’architecture se déployant sous ses yeux. Cette grande ouverture vers le ciel, cette fente géante de verre, devient un temple du sexe sous la main de Thomas Huber. Sur un panneau monumental rose chair, l’espace dessiné au crayon reprend l’architecture de ses cimaises. L’observateur le plus assidu cherchera l’angle parfait pour se saisir de l’intégralité des points retranscrits dans l’image… Or, Thomas Huber ne reproduit pas, il reconstitue l’endroit avec une fausse fidélité. Pour ce faire, il utilise le raccourci en exagérant la réduction de la perspective pour saisir l’ensemble dans sa totalité, créant de facto une perspective ralentie et la sensation que les éléments figurant dans l’espace sont imposants. Cet effet recherché agit dans nos esprits pour prendre une ampleur plus importante qu’elle n’est en réalité.
Ses dessins et peintures ne sont donc, ni de nature, ni dans leur destination, voués à un quelconque projet d’architecture à construire. Ils restent couchés sur le papier. Ils sont des visions fantasmées, des utopies, comme celles d’Etienne-Louis Boullée (1728-1799), architecte des Lumières, qui écrivait : « Oui, je le crois, nos édifices, surtout les édifices publics, devraient être, en quelque façon, des poèmes.» Cette poésie cependant, n’a pas l’ambition d’incarner la vision d’un idéal ou d’une promesse bénéfique pour la société, comme chez Boullée, c’est-à-dire au sens de Thomas More, mais plutôt d’être une simple rêverie, un fantasme déjà assouvi. Rêverie et fantasme d’autant plus qu’ici, au Centre culturel suisse, il est question de sexe. Thématique seyant merveilleusement au monde secret de l’imagination.
Montrez-moi cette vulve, que je ne saurais voir
Collines, montagnes et cônes façonnés de vulves répondent aux cavités, renfoncements et trous composés pareillement de sexes féminins… Les dessins aquarellés de Thomas Huber sont une ode à l’érotisme et à l’intimité de la femme. « Éros est le motif caché de mes tableaux, il est la force sourde qui alimente mes inventions picturales » écrit l’artiste en note d’intention pour son exposition, avant de préciser que « une salle d’exposition est un lieu communicatif. Les gens s’y rencontrent. J’ai l’intention d’articuler le genius loci, c’est-à-dire le lieu d’exposition, en y peignant cet Éros qui nous lie. » Ce genius loci, autrement dit l’atmosphère dégagée par cette salle, s’est révélé dans l’esprit de Thomas Huber sous le signe de la puissance érotique. Cette traduction psychique de l’architecture du lieu a pris la forme de la vulve. Est-ce la verrière, l’image de cette fente trouant largement le plafond pour inonder de sa lumière, qui a insufflé de l’inspiration à Thomas Huber ? Peu importe la réponse, le résultat est là.
Tout comme les cimaises parfaitement blanches du lieu, les vulves revêtent un aspect lisse, elles sont entièrement imberbes, lustrées de leur moiteur. Stylisées, toutes sont façonnées sur un cône, formées d’une longue ellipse, striée d’un trait incisif pour suggérer la séparation des grandes lèvres, sur lequel se déploie ce petit cœur imparfait d’où s’échappe parfois un jet bleu. Ces farandoles de vulves constituent alors les éléments aussi bien décoratifs qu’architectoniques de monticules ou d’excavations placés au milieu de l’espace d’exposition, l’ensemble dessiné sur papier.
Chaque aquarelle répond à une gamme chromatique sobre et efficace : rose chair nuancée de blanc pour les sexes et leur support, bleu dragée pour le liquide en flaques ou en jets, vert d’eau pour la matière qui n’est pas organique, et une large palette de gris pour l’architecture de l’espace. Cette correspondance de couleurs entre chaque œuvre permet un dialogue et un jeu de ricochet en les scrutant l’une après l’autre. Se manifeste alors toute la puissance du sexe féminin, son extase comme le souligne le titre de l’exposition, de différentes façons. Certaines vulves en état orgasmique font jaillir des fluides telles des fontaines tandis que d’autres sont encerclées de nappes aqueuses miroitantes. Cette grandeur érotique pourrait aussi se comprendre par la forme conique des figures architecturales, sorte de temples de vulves, qui n’auraient rien à envier aux tours phalliques, érections masculines urbaines, ponctuant nos villes en signe de domination.
Anne-Laure P.
Pour en savoir + :
Exposition Extase jusqu’au 2 avril 2017 au Centre culturel Suisse
Livre d’artiste : Thomas Huber, extase, Edition : Centre culturel suisse
Autres expositions de Thomas Huber en France en 2017 :
- A l’horizon du 3 février au 14 mai au Musée des Beaux-Arts de Rennes
- Sonnez les mâtines du 11 février au 23 avril, HAB Galerie, Nantes
- Thomas Huber présente Emmanuel Pereire du 18 mars au 28 mai au Frac des Pays de la Loire, Carquefou
- A l’horizon, aquarelles jusqu’au 25 février, galerie Louis Carré & Cie, Paris
Le travail de Thomas Huber est entre autre représenté par les galeries Skopia à Genève et Louis Carré & Cie à Paris.