Le Douanier Rousseau de Franche-Comté
Le Douanier Rousseau peignait des jungles de contrées lointaines sans jamais avoir quitté la France, demeurant majoritairement à Paris toute sa vie. Benoit Huot est l’un de ses explorateurs de royaumes chauds et intérieurs, qui dans sa maison isolée de Franche-Comté, donne naissance à des êtres richement affublés d’apparats exotiques. Animaux empaillés et mannequins en plastique dénichés dans les brocantes villageoises se métamorphosent sous ses gestes instinctifs en fétiches, en totems et autres figures énigmatiques questionnant le sacré, le rite, le vivant et la mort.
Benoit Huot, derrière le masque du carnaval
Le Mexique, l’Inde, Madagascar… Jamais Benoit Huot n’y est allé. Jamais il n’a côtoyé de sorcier, de gourou ou de devin. Jamais il n’a pratiqué de magie noire, du vaudou ou d’expérience occulte. Derrière son univers coloré, fastueux et dépaysant, rien ne laisse présumer la sobriété et l’humilité d’un cinquantenaire qui, à l’abri de toute agitation urbaine, s’adonne à son art entre sculpture, installation et passementerie.
À la sortie de ses études aux Beaux-Arts de Besançon en 1989, il renonce à suivre le même chemin que ses pairs, abandonne son pinceau et s’isole dans un petit village de cinquante habitants, perdu au milieu de la nature, son environnement vital. En retapant un ancien corps de ferme, Benoit Huot trouve des animaux morts – rats, souris, belettes et même un chat – nichés dans les vieux plafonds. Aucune pourriture, ni décomposition, leur corps avait traversé les affres du temps sans impact, en conservant leur image devenue intemporelle. Impossible pour Benoit Huot de jeter vulgairement ces dépouilles. Il leur fallait une marque de respect.
Comme pour mieux préserver leur intégrité, il les enveloppa soigneusement dans des bandelettes en tissus et construisit des tombeaux ornementés. Pour ce faire, il china sa matière première dans les vides-greniers des alentours, où, au milieu de bric-à-brac, des revendeurs cherchaient à se débarrasser de trophées de chasse encombrants et autres bêtes naturalisées. Toutes ces âmes sacrifiées par l’homme méritaient, elles aussi, d’être reconsidérées pour ne pas tomber dans l’oubli, d’être réparées de l’offense ainsi faite, de renaître dans la mort.
En s’emparant alors de ces corps taxidermisés voués à l’abandon, Benoit Huot sent la nécessité de raconter l’histoire du sanglier, du mouflon ou du renard endormi à jamais. Il s’imagine leurs ancêtres, leur forêt, leur vie. Il éprouve leurs sentiments, leurs angoisses, leur sagesse.
Sa dévotion évolue et le submerge : il élabore des accoutrements mortuaires toujours plus sophistiqués, accumule des éléments hétéroclites colorés, pour mieux souligner le charisme d’animaux de plus en plus imposants, passant d’une petite souris à un cerf vigoureux. Vêtements de poupée et de bébé, dégotés pour quelques sous, sont ajustés sur l’animal, et festonnés par l’ajout de dentelles, de perles et de parures, jusqu’à devenir des ouvrages d’une incomparable complexité, agrémentés de grigris faits maison. À mesure que Benoit Huot enrichit ces garnitures, les animaux ne prennent plus seulement une nouvelle apparence : ils incarnent aussi une apparition. Cette révélation mystique pousse l’artiste à oser des mariages toujours plus audacieux, en se libérant de la forme imposée par le corps de l’animal pour générer des silhouettes inédites. En modulant des matériaux récupérés, assemblés, collés, peints et retravaillés, il joue des volumes pour sculpter des figures polymorphes, qui par leur étrange présence, interroge la projection et l’image de nos propres croyances.
Du bout de ficelle à l’œuvre d’art
Si pour Léa Bismuth « ces œuvres érigées à tambour battant […] font notamment penser à des poupées Kachinas grandeur nature ¹», l’intention de l’artiste n’est pas de s’approprier, d’adopter, d’imiter ou même de rendre hommage à quelconque culture qui n’est pas socialement admise comme la sienne. Aucun emprunt (du moins intentionnel et délibéré) n’entre dans son processus de création. Sa pratique doit davantage s’appréhender au regard de l’histoire de l’art, sans considération ethnique, géographique et culturelle. En outre, Benoit Huot avoue ne pas précisément connaître les pratiques rituelles ou traditionnelles venues d’ailleurs, et se soucie guère du regard des autres, préférant rester reclus pour ne pas « perdre son authenticité » (selon ses mots). Cette philosophie fait écho à celle de Jean Dubuffet qui prônait un contre-pieds aux arts dits « culturels ». Dans son écrit L’art brut préféré aux arts culturels rédigé pour le catalogue de l’exposition dans la galerie de René Drouin en 1949, Jean Dubuffet désigne par arts culturels, l’art « homologué », celui donc des musées, galeries et salons. C’est l’art du « clan des intellectuels de carrière ». En réponse à une culture dogmatique, casernée et à l’esprit de plagiat qui corrompt l’art contemporain, Jean Dubuffet exprime son intérêt pour le brut et le primitif en revendiquant une pratique artistique qui ne cherche pas à se conformer mais à laisser libre cours ses envies et le hasard, comme il le dit : « Laisser se produire et apparaître tous les hasards propres au matériau employé. »
Si les sculptures de Benoit Huot paraissent d’une grande sophistication, elles ont été créées à l’instinct, sans ébauche, sans étude préparatoire. En phase de création, l’homme compose avec ce qu’il a récupéré : jantes alu, bouts de ficelles, fleurs artificielles… Ces objets ordinaires sont sa matière première, ces vieilles étoffes sa palette de couleurs. Dès le commencement d’une nouvelle pièce, sa pratique se diversifie en deux processus, à la fois distincts et complémentaires : le recouvrement d’une forme imposée et la création d’une nouvelle forme plastique. Le premier a pour principal support le corps d’un animal,comme un peintre a sa toile ; le second n’a pas de support,comme un plasticien qui assemble. L’un a davantage une visée esthétique, l’autre plastique. De l’esthétisation d’une forme, Benoit Huot tend vers le renouvellement de la forme-même en créant des figures hybrides et anthropomorphiques, constituées de la fusion de matériaux et non plus seulement de la combinaison d’éléments entre eux. Sur leur piédestal, ces personnages cornus, aux yeux exorbités, aux bouches d’ogre, aux membres serpentins semblent sortir d’un monde que nous ne connaissons pas, et qui pourtant, nous fait voyager au-delà de frontières géographiques, temporelles, effaçant les limites entre la vie et la mort. Cette évolution traduit un besoin d’interroger plus encore l’essence de la forme comme vecteur de croyances, dans la continuité de ces animaux qui, une fois affublés de bijoux et bandelettes, se réincarnent en créatures sacrées.
Les métamorphoses du sacré
Pourquoi, ici, cette tête de buffle apprêtée d’un habit de lumières aux plumes magenta, aux fleurs roses et pompons dorés nous évoque-t-elle des notions relatives au sacré, au rite et au divin ? Sans cet accoutrement, nous ne verrions pourtant que le trophée d’un chasseur… Pourquoi, encore, nous avons l’impression que cet animal n’est pas ridiculement déguisé mais plutôt glorifié ? S’il ne restait que la cape violette, l’effet aurait certainement été des plus cocasses… Autrement dit, à quel moment la portée esthétique d’un objet prend un tournant qui le charge d’une aura extra-ordinaire ?
Difficile de répondre à cette question théorique, embrassant la philosophie, la religion, l’anthropologie, l’histoire de l’art, celle des idées, des cultures, ou bien d’autres sciences humaines et sociales. Néanmoins, le psychiatre suisse Carl Jung, qui questionnait notamment les images de Dieu et non Dieu en soi, expliquait dans un entretien en 1960 : « Je sais que je suis manifestement confronté avec un facteur inconnu en lui-même, que j’appelle “Dieu” […] C’est un nom qui convient à toutes les émotions qui me dépassent dans mon propre système psychique. » Ce « Dieu », volontairement mis entre guillemets, définit l’existence d’un « tout autre » que le moi ressent comme plus grand que lui, et qui pour Carl Jung, ne peut être compris psychologiquement qu’en tant qu’imago Dei, c’est-à-dire appréhendable en tant qu’image de « Dieu » (voir le terme spécifique d’archétype²). Cette image ne peut se produire qu’en faisant l’expérience du sacré, comme le font les mystiques, les expérimentateurs solitaires ou certains artistes, tous en quête d’une révélation.
À la vue des sculptures de Benoit Huot, cet « autre » se voit. Et c’est parce qu’il se voit, qu’il nous permet de ressentir ce qui nous dépasse, ce que nous pourrions qualifier de « manifestation » du sacré. À la différence d’images pieuses illustrant un dogme, les êtres polymorphes de Benoit Huot sont la somme d’expériences, et incarnent ce moment où l’artiste a métamorphosé le profane en sacré, où la révélation s’est opérée. Si, ainsi apparentes, ces imago Dei peuvent évoquer des éléments culturellement chargés de signification, Benoit Huot n’est surtout pas un blasphémateur. Plus qu’une révérence inconsciente faite à la beauté du multiculturalisme, Benoit Huot rend compte, ici, d’une expérience fantasmagorique aussi intime que universelle, celle de la forme que peut prendre l’« autre » que moi.
Anne-Laure Peressin
¹ Texte écrit à propos de La nuit du paon, installation de Benoit Huot à Art Paris Art Fair pour la Galerie C, avril 2019.
² Carl Jung utilisait la notion « d’archétype » pour définir des structures inconscientes engendrant les images de nos rêves ou notre imagination, qui si elles prennent des formes propres à chaque personne, sont communes à toute l’humanité. Ces images nous mettent dans « un état de saisissement », que nous cherchons à percer, et qui s’active en présence d’un « autre que le moi » pouvant se qualifier de manifestation du « sacré ».
Informations complémentaires :
Benoit Huot est un artiste français né en 1966 qui vit et travaille en Franche-Comté.
Il est représenté par la Galerie C (Neuchâtel).
Actualités : La nef des fous, exposition de Benoit Huot et Guy Oberson à la Galerie C du 25 avril au 1er juin 2019.
Sites de l’artiste :
https://www.instagram.com/huot.benoit/
Image à la Une : Benoit Huot, vue de l’exposition La nef des fous, Galerie C, 2019. Courtesy Galerie C.