L’after d’après


« J’ai connu un fou qui croyait que la fin du monde était arrivée.
 Il faisait de la peinture. Je l’aimais bien. » 

Samuel Beckett, Fin de Partie, 1957.

« Ce qu’il y avait eu avant, on ne s’en souvenait plus. »

William S. Burroughs, Le Festin nu, 1959.

« C’est en attendant la fin que tout a commencé. »

Zoé Sagan, Kétamine, 2020.

 

Depuis quelques années j’explore les contours d’une attirance pour l’after, signe sans doute d’une inclinaison romantique pour les fictions de l’effondrement et caution, tout aussi romantique, pour me mettre à l’envers. L’after est au cœur de mes recherches et pour Jeunes Critiques d’Art je travaille à un article programmé pour le 16 mars 2020 sur les figures de l’after dans l’art contemporain et la littérature. Et puis, le 16 mars, dans un train Marseille-Paris pour rejoindre l’appartement qui depuis est le décor des mes jours, au milieu des masques et des infos et infox virales, vient l’impérieuse envie de se taire. De la torpeur émerge ces lignes, peut-être trop tôt, peut-être trop tard. Avant / après la bataille, avant / après le Déluge : incertitudes de confiné passé de l’after à l’Après. 

 

Il n’y a qu’à scruter l’automne 2019 pour voir l’after partout. Le plasticien Vincent Voillat ouvre son solo show L’Hiver n’aura pas lieu cette année à la galerie Éric Mouchet avec la vision du jour qui se lève sur une fête à bout de souffle, l’écrivain Bruce Bégout publie chez Allia un roman au titre programmatique On ne dormira jamais tandis que, chez le même éditeur, les écrivains Simon et Capucine Johannin sont en lice pour le Prix de Flore avec Nino dans la nuit et ses scènes d’after qui agitent le palpitant, le critique et curateur Éric Loret commence son Abécédaire à la Fondation Ricard avec « A comme After » et les plasticiens Trapier Duporté préparent l’exposition 16 h du matin au Garage Mu dans le cadre du festival Magnétique Nord. L’after sédimente des formes, des forces, des motifs et dit quelque chose de notre génération, son rapport à la fête, et donc au monde. Quelque chose qui tourne autour de la fin, de l’absence de fin, du post-, de l’attente et de l’oubli. 

Il est pour certains artistes une fête qui, pour être totale, doit intégrer dès le départ l’idée même de sa fin. La fête doit être bornée, pour délimiter l’espace-temps de l’ivresse, de la joie, du lâcher prise et autres dérapages. Avec un début et une fin, la fête est une promesse qui s’annonce avec la fièvre du samedi soir, et la succession de seuils du before qui fait monter graduellement l’excitation, l’attente, le flot qui à minuit débordera. C’est le « meilleur de la fête » de Fishbach ou du plasticien Tony Regazzoni qui, avec l’exposition Je sors ce soir (2019), rend hommage à Dustan (et son roman du même titre) et l’attente presque insupportable des prémisses pré-fêtes à base de make up, de surdose de laque et de poire à laver. La fête commence doucement, dans les appartements parisiens bondés peints à l’aquarelle par Thomas Lévy-Lasne dans sa série La Fête où séances de booty shake fraient avec débats philosophiques près du frigo, et elle y reste parfois, dans son présentisme absolu, tissu d’attentes, de promesses et d’illusions où plane partout un peu de désir, comme dans Le Nom secret des choses de Blandine Rinkel (Fayard, 2019). Parfois elle s’extrait des appartements pour se loger dans le club, dernière séquence avant lever du jour dont la plasticienne et designer Hélène Mourrier a fait l’un de ses sujets, attentive à disparaître, Cendrillon du Péripate, avant les premiers rayons. Scène de club, scène de la fin d’une histoire, scène de la fin d’un roman, les dernières pages de Rétine de Théo Casciani (P.O.L, 2019) clôturent cette traversée d’images littéraires avec la vision d’une jeune femme dansant dans ses larmes, la rétine irritée de gaz lacrymogènes. 

Larmes de joie ou larmes de bad, le bout de la nuit est propice à l’ambivalence. Quand la fête va trop loin et s’avance mécaniquement vers son achèvement, il faut savoir partir. Louise Chennevière, dont le texte Comme la chienne paraît chez P.O.L au printemps 2019, publie dans la revue littéraire Possession immédiate le texte « Rage Against The Machine » une scène de bad où un ultime taz enferme la narratrice dans une fête saturée dont elle ne peut plus sortir : « Mais ces corps t’inquiètent, les visages sont hostiles, les mouvements mécaniques, répétitifs, sans accrocs, sans arrêts, non pas des corps non, des automates, froids et durs, et tu voudrais lutter contre ça cette glaciation des sentiments, et contre cette mort déjà à l’œuvre, tu voudrais déjouer la chimie et briser le rythme de la machine en toi, mais tu ne peux pas partir, tu es rivée là. » C’est le début d’une fête qui grince comme dans le morceau à l’ironie glaciale C’est la fête de Safia Bahmed-Schwartz ou, du côté des arts visuels, les étranges sculptures de Jeanne Susplugas où cohabitent boules à facettes géantes, brillance fade des néons, et spectre de la sur-médicamentation d’une société au bord du burn-out. Le moment de quitter le navire, de renoncer à l’Après avec Marie Davidson et ses vibrants Adieux au Dancefloor : « Il n’y a plus de bonnes raisons de faire la fête / […] Allez, dansez, riez, crevez sans moi. » En se la jouant Leone ou Scorcese, et parce que les couples binaires restent pratiques, il y aurait deux espèces d’artistes en fête : ceux qui savent en finir lorsqu’il est temps, et ceux qui cherchent systématiquement l’Après – quitte à se vautrer dans le glauque.

Et quand les petites natures disparaissent dans l’habitacle d’un VTC, avant que la nuit ne devienne dark en continuant sous le jour, restent les schlagues qui piétinent un dancefloor souillé d’extases chimiques. Solitudes exsangues et forcenées, qui, entre chiens, loups et errances multiples, se perdent « dans la fin de la nuit, dans la fin du jour » (Brieuc Le Meur, Deux Mondes. Panic in Berghain, F4 éditions, 2015). Passés 16 heures du matin, les danseurs qui ne capitulent pas sont tous francs-maçons, rois de l’intrigue, dégénérés, illuminés, misfits. Ils ont scellé un pacte avec leur taz, et ne chuteront qu’au dernier fade. Montés sur les ressorts de chicanes samplées et autres boucles centrifuges, ils repoussent la descente sous les mâchoires serrées. « Là on a passé au moins une heure à taper dans les chiottes, à se dire nos vies, ce qu’on avait raté de l’autre, avant de ressortir le cerveau battu en neige, complètement collé au plafond du crâne » écrivent Simon et Capucine Johannin dans Nino dans la nuit nous emportant à leur suite dans ces « longues nuits à danser avec le diable, et à attendre jusqu’à l’épuisement que la chanson soit finie pour ensuite célébrer la nouvelle course du soleil ressortant des abysses. » Et si ses personnages continuent à regarder la terre tourner autour du soleil de leurs nuits, Simon confie en interview en avoir fini avec ces nuits sans fin. 

Résister au jour qui s’amène en rayons, résister à la semaine qui arrive avec fracas dans les tempes, et à toute l’anticipation de la longue descente à venir, vortex de sérotonine perdue, n’est qu’errance de zombies, confie l’écrivain Vincent Borel, auteur du roman Un ruban noir (Actes Sud, 1995) : « en after on devient vampire, nous sommes de ceux qui ont le culte de la nuit dans le jour. » L’after party résonne volontiers triste dans les visions d’entrepôts désaffectés en petite couronne où le jour vient percer au travers des sheds et mettre au jour nos faces de déterrés, teints blafards et mâchoires crispées. Des images que l’on ne connaît que trop bien, et que l’on retrouve dans les slow motions de Crowd de Gisèle Vienne où la vie délaisse sous nos yeux le corps des danseurs, comme aspirée par cette terre battue qui sent la morgue, l’humus ou la chute. Nos organismes ne répondent plus qu’à la mécanique opiniâtre des subs et déjà nous ne sommes plus que des fantômes à l’image des anatomies blafardes capturées par la photographe Rebecca Topakian dans sa série Infra-, bandées dans l’abandon de soi, solitudes immergées dans une nuit homogène, noire sans accroc, hantée par ces présences translucides qui ne survivront pas à la lumière. Disparus les corps quand revenu le jour, les clubs résonnent en sourdine comme les cadavres d’une fête aux relents coupables. À ce stade, les natures mortes de clubs au petit matin de l’artiste chinois Chen Wei répondent à l’exposition Cream Corn Party (2018) de la plasticienne Gwendoline Perrigueux qui nous embarque sur l’ascenseur émotionnel d’une fête qui hésite entre pétillements flashy, furie joyeuse de lumière tamisée aux coloris douteux, de smileys dérangeants à force de sourire sans objet, de paillettes, de confettis et de toute la palette du make up pré-party et la déglingue grinçante d’un décor post-fête où le désordre apparent exhale encore la sueur des danses, les cendres nicotinées et les émulsions peu avouables qui échouent à camoufler la fête triste des descentes en vortex du dimanche soir et des black out catégoriques. L’after c’est déjà la gueule de bois, c’est le revers du before qui pétille, c’est le maquillage qui dégouline et le rouge qui tâche, c’est l’angoisse et le trouble de La Fête noire de Flavien Berger, la saturation du kitsch et des cotillons avec Pauline Robinson, l’automatisme glaçant de Gillian Bret. Quand l’after est une fête qui pense au lendemain, forcément elle est sinistre, avariée, coupable. Alors elle fait mal comme les grandes mandales que reçoit au petit matin, devant le Péripate, le narrateur de Coup de barre de l’auteur et plasticien Camille Trapier (Exposition Coup de barre, Glassbox, 2017).

Mais l’after ne sent pas que le sapin, « c’est aussi du Picon, du sous-bois, du soleil et de l’amour » résume le plasticien Théo Duporté tournant le dos à l’after glauque de Simon Johannin avec un after solaire et rupestre, comme peint par Watteau, un after en mode cueillette de champignons, relents de monoï et dimanches qui accueillent le jour à bras ouverts. Le plasticien Paul Souviron évoque le rituel païen des premiers rayons qui réchauffent les faces et qu’on le retrouve dans les lumières zénithales d’un soleil baignant les fatigues dans les scènes d’after photographiées par Cha Gonzalez. Partout, l’électricité dans l’air, réservoir de formes et d’énergies qui suivent Paul dans l’atelier. L’after n’est plus une fête en mode mineur mais son aboutissement énergétique comme le formule Théo Duporté : « L’after, c’est une sorte d’apogée de la fête, c’est le bout, la quintessence finale. Parfois on a l’impression d’avoir une sorte de clairvoyance, quand le jour se lève il y a une puissance et on a l’impression de faire partie d’un tout. C’est une faille spatio-temporelle, un putain de siphon, on est dans un bien généralisé, ça ne peut plus s’arrêter. » Le sentiment océanique de l’esprit saturé d’ondes. 

On ne dormira jamais, c’est le titre du récent roman de Bruce Bégout qui fait cohabiter noceurs décadents et fêtes ultimes de fourrures, lasers et processions au milieu d’une morgue frappée par une grippe espagnole new age. L’after est un doigt d’honneur à la raison et la fatigue, et consacre la puissance souveraine d’un corps, porté par les chimies, la transe et / ou le désir, qui n’abdique pas face au jour. « Pour dix balles, j’ai en poche de quoi refuser le sommeil pour encore une trentaine d’heures et j’en reviens pas de comment je suis cloué, tellement que ma bouche se mange toute seule. Je mâcherais bien un chewing-gum. » C’est du Simon et Capucine Johannin encore, et ça dit bien l’illusoire suspension d’un organisme gracié – un temps – de ce qui viendra grincer dès le soir, le lundi et plus encore le mardi. « Sunday, Too High / Monday, Fuck Monday / Tuesday, Paranoia / Wednesday, I Feel Empty / Thursday, My Body Hurts / Friday, It’s Already Friday / Saturday, Junky » c’est notre ritournelle d’énervés par Jennifer Cardini, appliquant à nous-mêmes les boucles sans fin d’une track acid. En repoussant la fin, on revendique l’infini du corps. Car il faut bien que celui-ci exulte : « C’est le silence autour des voix sourdes, et plus rien n’existe que cet ensemble humain, que cet appel, cette attente violente, cette grammaire des forces que l’on retient au fond de soi » écrit Anne-Laure Jaeglé dans Demande à la nuit (La Ville Brûle, 2016). Ça se confirme dans les images suantes de Victor Maître ou Jacob Krist de danseurs poussant leurs non-limites à l’assaut de la nuit, ou dans les débauches énergétiques des chorégraphies de (La)Horde qui laissent pantois, ashypixés, suffoquants, danseurs comme spectateurs (To Da Bone / Marry Me In Bassiani). C’est cette même dépense de l’énergie vitale qui conduit quelques artistes du Wonder, au retour d’un after au Berghain, à tenter de reproduire l’intensité volcanique de leurs danses en concevant Kiuaskivi, un sauna techno immergeant le spectateur dans un enfer samplé à 70° C. Forcément l’art de l’after joue sur l’inconfort du spectateur et n’aime rien d’autre que le bousculer, chercher la vrille. Le plasticien Charlie Aubry, aka Sacrifice Seul, retient malaises et syncopes comme unité de mesure d’un live réussi, poussant la transe jusqu’à l’épuisement avec des torticolis de beats bidouillées sur ses machines hirsutes de trop de câbles. L’after est schizophrène : d’une part une pulsion de vie qu’incarnent les danses elliptiques et les transes maladroites de l’autre pulsion de mort : continuer jusqu’au bout, danser jusqu’à l’épuisement des énergies vitales ou encore arrêter la dynamique obstinée de l’after… mourir est toujours au bout de 16 heures du matin. 16 heures du matin : ce moment où la douleur se fait sentir, quand viennent grincer deux forces antagonistes, point de contact de deux horizons. Triompher de la fin de la nuit, s’abstraire de la fin du cœur, c’est le pari du danseur qui sort indemne de l’after. « Tu imagines à quel point mourir signifierait s’être laissé piéger ? » écrit Hélène Frédérick dans La Nuit sauve (éditions Verticales, 2019).

Continuer, le jour, la nuit. C’est le programme d’un after social et utopique qui translate notre bonhomie festive au grand jour de la semaine. L’after consiste à nier l’ordre diurne comme référentiel exclusif et inventer un langage propre à la nuit (qu’appellent de leurs vœux le groupe Catastrophe dans La Nuit est encore jeune), une grammaire et un mode d’être au monde qui permet de faire durer la nuit, et les possibles qu’elle déroule, au-delà de l’aurore. La nuit par-dessus le jour consacre un temps improductif et non fonctionnaliste (un temps mort) dans lequel se joue, au travers d’une libération des corps, des expériences de fluidité, de travestissement non attentives aux catégories de genre ou de sexualité. Le corps se libère d’entraves physiques et sociales, mais également symboliques et politiques. Et quand la nuit se termine, on refuse de rentrer dans le rang : se réaliser une utopie concrète qu’on ne veut voir s’éteindre, fusse son échelle restreinte ou dérisoire : l’after fait advenir – et maintient, fébrilement, en vie – des possibles (fluidité, tolérance, proximité, convivialité, disponibilité, don de soi). Dans l’after vient s’éprouver la dimension performative et transformationnelle de la fête : au-delà de la parenthèse, les expériences vécues en fête se prolongent d’effets durables. Le philosophe Michaël Foessel, relisant Rousseau, émet l’idée de la fête comme temps de la suspension du jugement et du mécanisme cognitif de comparaison. Il faut partir du dénuement des corps dans la nuit pour comprendre qu’elle favorise des expériences où les hommes sont en situation d’égalité. » La fête, et plus encore l’after, est l’espace-temps politique de la « joie publique » chère à Rousseau, un pur plaisir du collectif au-delà du régime social de la comparaison : « Cette émotion devient possible dans des conditions qui abolissent en même temps la logique des préférences, la hiérarchie des genres et le poids des inégalités sociales. » À condition, de garder en soi un petit peu de nuit une fois le jour revenu. C’est ce que suggère l’elliptique formule de Foessel : « Pour qu’une nuit commence vraiment, il faut donc oublier que l’aube reviendra. » Le plasticien Nelson Pernisco, membre de l’aventure de l’artist-run-space Wonder, discerne un bout d’utopie dans l’after : « Dans la fête, et dans l’after plus particulièrement, il y a des choses réalisables à ton échelle que tu n’arrives pas à réaliser à l’échelle de la société » rejoint par l’artiste Camille Trapier : « l’after est une attitude, une manière particulière pour l’énergie de se mouvoir, c’est une curiosité face aux choses, c’est une manière aussi de donner la chance aux événements qui se passent, de créer des rencontres qu’elles soient humaines ou toutes autres. » L’idée de l’after comme antichambre du progrès social (liberté paroxystique, fluidité, abolition des catégories de genre, de sexualité, d’appartenance sociale) a évidemment de la gueule. Ca serait oublier toutes les fois où grince la fête dans l’after, quand elle s’épuise dans le trop plein et tourne en boucle jusqu’à l’écœurement à l’image de la fin tragique du roman Toni de Line Papin où une énergie dissidente vient parasiter la liesse quotidienne du « Palais du Rire et de la Joie ».

Coincée entre débauche d’énergie et apathie des lendemains qui déchantent, l’after est le nom d’une fête qui grince en s’obstinant à durer et se mouvoir, même au ralenti. Continuer, coûte que coûte, même s’il n’y a plus grande chose à chercher. « Il y a du monde, des copains tous partisans de la fête, juste des gens qui volent quelques heures sous des lumières moins blanches que celles que nous sert le jour. On s’en fout un peu tant qu’il y a boire, que la musique est bonne et que le soleil reste caché » écrivent Simon et Capucine Johannin. Vision de fêtes les stores baissés, pour échapper au retour du jour, c’est la genèse de la pièce Crystal Meth (2017) du plasticien Nelson Pernisco. La pièce, montrée en 2017 à l’espace T2 à Paris, est une boule à facettes descendue du plafond, suspendue à une lourde chaîne, elle-même reliée à un moteur. La boule disco tourne obstinément sur le parquet, rayant ses miroirs au son strident d’un scratch de vinyle, saupoudrant le sol de dépôts de matière. Obstinée et mécanique, dans une poussière d’étoile, la pièce de Nelson Pernisco raconte un peu tout le nihilisme de l’after et cette volonté, acharnée, de continuer la fête jusqu’à plus soif. Le crissement de la boule disco est la bande son d’une obstination ; une charge énergétique, qui accomplit sa destinée dans la seule direction qu’on lui donne : une fête privée de fin – et que l’on retrouve dans les pages de L’Avancée de la nuit (L’Olivier, 2017) de la romancière Jakuta Alikavazovic : « Mon corps est en-deçà ou au-delà des fuseaux horaires, du rythme, de la biologie, et je ne sais pas si c’est un plus ou un moins, une force ou une faiblesse, je ne me pose même pas la question, j’avance. » Comme la boule disco de Nelson Pernisco, la fête en durant au-delà de ses seuils vient frotter le réel et les corps, et, si elle ne blesse pas, elle use. C’est l’hypothèse des plasticiens Trapier Duporté dans la préparation de leur exposition 16 h du matin dans laquelle ils viennent poncer et frotter des cannettes de bière en métal. « L’after est de l’ordre de l’éraflure, bien plus que de l’entaille » raconte Théo Duporté avant de continuer « l’after c’est quand même une bonne manière de dire merde au jour… ou de le célébrer. Continuer une fête à travers un after c’est toujours remettre à plus tard demain. Il y a un très beau mensonge dans l’after c’est de se dire que potentiellement on pourrait durer tout le temps. Il y a dans l’after une tendance à vouloir continuer la fête, à ne pas vouloir se coucher, à vouloir aller jusqu’au bout mais jusqu’au bout de quoi on sait pas exactement. Et l’on ne saura jamais. »

Jusqu’ici tout va bien : la petite chanson du film La Haine (ou évidemment, rien ne va du tout) peut résumer cette suspension de l’after, dernière stase avant la descente. L’after, c’est l’idée de la chute plutôt que la chute elle-même, la douleur par anticipation ou plutôt une anxiété coupable. Celle d’un prix quelconque à payer pour kiffer autant. Rien d’étonnant à ce que les discours sur la fin et l’imaginaire des collapsologues planent sur les travaux des artistes de l’after, dans la lignée de la fête crépusculaire de Melancholia (Lars Von Trier, 2011). Dans On ne dormira jamais, Bruce Bégout montre que l’idée de la fin exalte l’idée de fête, la poussant à son paroxysme. Le plasticien Vincent Voillat ouvre son exposition L’Hiver n’aura pas lieu cette année avec les visions d’une fête aux allures d’apocalypse : « Le jour est levé depuis un moment, je reprends presque conscience, pas vraiment, je n’arrive pas savoir si j’entends encore le son des basses de la soirée que je venais de quitter ou si c’est le sang qui bat fort dans mes tempes. J’ai marché, j’ai couru, j’ai fui de toutes mes forces. À entendre que c’est la fin, on finit par la vivre […]. Plus d’espace pour le passé, et aucun imaginaire pour l’avenir, YOLO, coincé dans un présent permanent je me suis transformé en un animal mélancolique sans instincts, pris dans la lumière des phares d’un monstre prédateur qui finira par tout manger sans aucune espèce d’appétit. » Vincent Voillat imagine, dans une fin de monde fantasmée, le témoignage que nous laisserons aux pierres. La fête, l’after, viennent clore un cycle, annoncer des lendemains aux allures de fin du monde, signer le jugement dernier. Un dernier pour la route. Par la création, projeter des fins possibles au présent sans borne qui est le nôtre, un antidote au mal-être du monde selon Louis-René Desforêts dans Le Bavard (Gallimard, 1946) : « la souffrance vient de ce que l’on ne peut clore un récit, et les êtres qui s’offrent à nous ou les événements qui nous frappent peuvent servir de ponctuation, de point d’orgue ou de point d’arrête. » La fin comme alternative au cyclisme des jours : « Se réveiller, une heure plus tard, beaucoup plus épuisé encore et plus mal préparé que jamais à cette nécessaire négociation avec le réel si l’on veut continuer à vivre, c’est à dire à se lever. » Lors de l’événement Commencer par la fin produit par Zone Sensible et le Centre d’Art Synesthésie (Saint-Denis), Camille Trapier imagine une ultime fête avant la fin du monde et accueille sa fin en pleine montée d’acide, enfin libéré du poids de l’attente : « voilà, maintenant je flotte, au gré des souvenirs du monde, vers nulle part, loin du temps. Je suis comme un son dans l’air. Ou comme un verbe, qu’on ne conjugue pas. » L’after devient absence de fin, un autre nom de l’attente, celle-là même qu’affectionne Louis-René Desforêts dans Le Bavard : « Je veux continuer à incarner l’attente, l’attente pute, sans promesse et sans demain, car le monde s’est écroulé depuis tant de nuits et le mien ne revient pas. »

Les artistes de l’after décryptent et reformulent les obsessions et mirages d’une société qui se tient sur un seuil, sur le pas d’une porte entre maintenant et demain entre aujourd’hui et le vide. « Demain n’est plus loin contrairement à ce que disait IAM en 1997. Demain arrive à grand pas et ces artistes communiquent leurs angoisses. Parce qu’au rythme où va le monde, il se peut que Demain, ce soit Rien. Notre monde meurt, et les artistes qui font l’after procrastine à le voir partir » avance Camille Trapier. L’art de l’after est l’art du demain que l’on échoue à imaginer, du présent que l’on sample. Il peut se lire comme un décadentisme new age qui a passé la borne du nouveau millénaire et tourne en boucle sur la fin de l’histoire, des utopies, des idoles et des autres formes de transcendance. Esthétisation ad nauseam du récit de la fin dans un temps en demie-molle, l’after est l’une des manifestations de cette « idée vague, une représentation pessimiste du monde, une nostalgie de ce qui n’est plus, une création de l’imaginaire maussade, alarmiste ou carrément désespéré », pour reprendre les mots de l’historien Michel Winock dans Décadence fin de siècle. Ce qui sort en 2019 des ateliers, ce sont des formes issues de l’after comme mise en question de l’avenir et ses contours. Comme l’esquisse Jakuta Alikavazovic dans L’Avancée de la nuit, tous cherchent à cerner « cette absence, claire, aux formes pures, au volume net […] la forme qu’il avait entrepris de donner à l’avenir. »

Bien entendu, l’avenir ne se laissait pas faire.

C’est sur ces mots que terminaient ces premières pages, écrites en mars 2020 et qui semblent déjà distantes, dans la rumeur d’un Avant, un temps où la pandémie était encore une gripette, l’Italie un film en noir et blanc, le pangolin un exotisme, la « guerre » un état d’urgence. Mars 2020, au Théâtre du Châtelet, (La)Horde et ses danseurs du Ballet national de Marseille plongent cour et jardin dans une apocalypse de poussière, fumées lourdes et cadavres de merlus, mettant en scène une collapse esthétisée doublée de l’énergie insurrectionnelle de danseurs mués en émeutiers, invectivant la salle, et par elle le monde dont elle est le complice, au rythme des beats sourds de Rone. Triple after : celui d’une fête planétaire autocentrée que l’on somme de finir, celui d’un monde qui s’effrite en poussière de craie à défaut de s’effondrer totalement, celui de la colère, face à l’absurde et la menace du non-retour. Ultime variation dansée sur le temps de la fin que semblent, deux fois, vouloir réduire au silence, comme si déjà il était trop tard, deux événements indépendants : le 7 mars, des proches d’Art en Grève occupe le Théâtre s’insurgeant contre la récupération et l’esthétisation de la contestation, la semaine suivante, ce sont les effets de la pandémie qui s’abattent sur les dernières représentations de Room With A View. Censure épidermique, iconoclaste, de deux révoltes conjointes, l’une sociale l’autre naturelle, comme appelant à la pudeur devant l’effondrement. Au Châtelet, le futur ne s’est pas laissé faire. Comme si la fiction de l’after arrivait trop tard, dépassée par l’Après qui sans sommation s’est déclaré. 

« C’est en attendant la fin que tout a commencé », ainsi s’ouvre le premier roman de Zoé Sagan paru en janvier 2020. La Fin depuis a commencé. Du moins parmi toutes ses images possibles, la Catastrophe en a-t-elle imposée une, plausible, celle de la « distanciation sociale » (que promettaient déjà Deliveroo, Asos ou Amazon), du tracking (rien de nouveau sous les soleils panoptiques) et du deux salles, deux ambiances d’une France « d’en haut » au vert et « d’en bas » au front, de la vulnérabilité enfin, de l’Espèce face à un mal invisible, amer boomerang du Progrès. La Fin a commencé et elle sidère d’autant plus qu’elle n’a rien d’exotique : elle se contente de placer sous nos yeux ce qu’on devinait déjà, en plus gros, en plus clair. Le monde arrête de glitcher et l’évidence s’annonce, avec le réel difficile désormais de s’arranger. Et d’un coup le silence. Décadents et collapsologues sont rendus muets, stupéfaits d’être dépassés par la fiction qu’ils fomentaient, et nous, jusqu’alors en mal de frissons, frissonnons déjà trop devant ces fictions désormais par trop anxiogènes : Black Miror, l’Effondrement, Years and Years paraissent tout à coup trop réelles. La dystopie est là, elle a répondu à l’appel de nos imaginaires. Que faire alors ? Se taire. Les romantiques de la collapse ont pris une douche froide, leur rumeur se calme un peu, ils sont sonnés, le réel les a rattrapé, il leur faudra du temps pour digérer, encaisser, et imaginer à la dystopie présente celle qui la dépassera. Et dans ce « temps retrouvé » qui est déjà un autre régime du Temps, et que guettent d’ailleurs positivisme forcené d’un Après ressassé sur le mode utopique et productivisme d’un FOMO à rebours (de ce brusque accès de temps, « faire quelque chose ») qui au bruit du permanent méta-commentaire de la Catastrophe ajoute du bruit, les artistes de l’after questionnent, tels Bruce Bégout sur son compte Facebook le 9 avril dernier, la souveraineté des formes de l’Avant dans l’Après : « Quelle prose va être à la hauteur de ce choc civilisationnel ? Quelle poésie va naître du confinement, de l’hébétude, de la paralysie ? Quelle langue va pouvoir dire ce qui s’est passé, ou, à rebours, toute autre chose, le récit de ce qui serait absolument différent, le récit du monde post-pandémique ? » Nouvelle ère du soupçon que l’Après, malmenant et les formes et le sens qu’il y aurait à créer dans un monde dont on ne sait très bien plus s’il est (plus ou moins) mauvais, et d’ailleurs s’il fait encore monde. Comme le suggère le plasticien Camille Trapier, dans le silence « donner du sens au temps qu’il nous reste », c’est le sacerdoce nouveau de l’artiste de l’after tombé dans l’Après. D’où viendra-t-il, le mot de la Fin ? 

Arnaud Idelon
Texte édité par Charlotte Lebot
Recommend
  • Facebook
  • Twitter
  • LinkedIN
  • Pinterest
Share