ÉCRITURE SOMNAMBULE À LA GALERIE ÉRIC MOUCHET


Des bouts de chairs s’étendent ça et là dans l’espace. Certains se prélassent, d’autres sursautent de plaisir, il en est seulement un, grisâtre, qui gît sur le sol. Ces sculptures d’acier, bien qu’a priori froides et rigides, s’oublient et, sans gène, se tortillent devant moi. Certaines me fixent, cachées derrière leurs longs cils de velours, je les imagine étonnées de me voir les observer sans m’abandonner aux mêmes délices. Quel courage que de céder ainsi au lâcher prise. Cela est encore impossible pour moi : déjà plus d’une heure que je suis assise au milieu des œuvres, que je tâche vainement de distraire mes angoisses et que je me remémore inlassablement le bien-fondé de cette expérience.

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Gwendoline Perrigueux, Livide et luisante, 2018 ; © William Gaye.

Nous sommes dans la nuit de dimanche à lundi, je suis seule dans la galerie Éric Mouchet et j’ai comme unique compagnie les œuvres de Gwendoline Perrigueux. Dans la galerie, cette nuit, je ne veux qu’écrire. Une entreprise que je souhaite plus expérimentale que romantique, surtout pas folklorique. C’est pour moi une possibilité de me confronter au cadre si spécifique de la galerie, une occasion d’abattre les obstacles qui peuvent me séparer des œuvres, une chance de m’emparer d’un travail qui incite au plaisir. Le tout, dans une solitude totale que je chéris. Mais malgré moi, ce soir, elle me tyrannise.

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Gwendoline Perrigueux, Stretchable : Ella, 2019 ; © Camille Bardin.

Car rien n’y fait, votre absence, à vous lecteur, est trop bruyante. Si bien que cela fait maintenant trois heures que je suis absolument incapable de lâcher prise à mon tour. J’hésite sur l’emploi du passé, du présent ; sur la manière dont je vais m’adresser à vous. Je suis pétrifiée. D’ailleurs, même seule, je me meus dans l’espace comme si des centaines de regards étaient portés sur moi, comme si le moindre faux pas me disqualifierait. Je pense à l’artiste, au galeriste, aux membres de ce collectif, à l’inconnu qui passera par là. Et les œuvres dans tout cela ? Ne sont-elles que des muses ou, si ce n’est pire, des prétextes ?

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Vue de l’exposition de Gwendoline Perrigueux à la galerie Éric Mouchet  © William Gaye.

J’essaie alors de parler fort pour remplir la galerie d’un de mes organes et peut-être davantage la faire mienne. Pour cela j’emprunte les mots des auteur.rice.s qui avant moi ont réussi à écrire sur l’œuvre de Gwendoline Perrigueux. Lire ainsi à voix haute m’évite aussi de divaguer, de ne pas faire de cet espace le sofa d’une psychanalyse et de ne pas me confier à ses murs qui m’inspirent pour l’instant que trop peu confiance.

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Gwendoline Perrigueux, Pearly white to pale pink, 2019  © William Gaye.

En l’occurrence, mes ridicules divagations ne font pas avancer mon travail. Six heures déjà que je suis là et les installations se dandinent toujours devant moi avec la même langueur insaisissable, les matières employées par l’artiste lézardent encore sans détour autour de cette tige, point d’orgue de l’exposition. Il y a des sangles, de la fourrure, du velours, des orifices à tout va dans lesquels on aimerait fourrer nos doigts. C’est une orgie de matières alanguies qui, parfois seulement, se tendent au point qu’on les pense prêtes à céder. Mais ce qui m’intrigue le plus moi – et ce depuis ma première visite de l’exposition, il y a quelques semaines – ce sont ces trois pièces qu’on trouve dans la salle du fond, des amoncellement de débris divers. Elles sont des amas de papiers troublés par les sueurs, les volutes de fumée, de paillettes qui espéraient farder des visages quand ils étaient encore frais et des débris d’un verre échoué sur le sol à cause d’une main distraite. Ces deux orbites leurs donnent de troublant aspects humains, un peu ridicules. Si bien que se dressent face à moi de drôles de gueules finies cassées à force d’avoir été de bois. Ils sont mes compagnons nocturnes aux visages mal-foutus et rigolos.

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Gwendoline Perrigueux, Sous ta peau, 2019 ; © Camille Bardin.

Huit heures. J’aurai donc été incapable de vous oublier. J’ai voulu par mes mots vous satisfaire, parfois même vous plaire, devenant ainsi censeur de mes propres émotions, de mes réflexions insolites et de mes fantasmes. Toute cette nuit, j’ai pensé à vous et que trop rarement aux œuvres. Un doute empli de vanité n’a cessé de m’oppresser, m’éloignant de mes ambitions d’honnêteté et de lâcher prise. À la fin de cette expérience, je me souviens avoir été prévenue par Gwendoline Perrigueux : « On fait tous attention à notre comportement toute la journée, et les gens parfois attendent d’être sous alcool, sous drogue, pour se dire : “Oh putain, ça va lâcher malgré moi et je vais me laisser aller.” Mais ce qui m’intéresse, c’est de voir que, même en soirée, où tout le monde est supposé se lâcher un peu, les gens sont encore sur la retenue, le contrôle, le représentation. Ça me fascine cette croyance au tout est permis et finalement… pas vraiment. » (1)

Que le chemin est encore long.

 

(1) Arnaud Idelon, « Gwendoline Perrigueux, la fête permanente », TRAX n°212, juillet 2018.

Visuel à la une :
Gwendoline Perrigueux, Jelly fizz, 2019, Performance avec Julien Deransy et Lorenz Jack Chaillat. © William Gaye.

Camille Bardin
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