KAREL APPEL, L’ART EST UNE FÊTE !
Inaugurée quelques jours avant la clôture de celle de Bernard Buffet, l’exposition Karel Appel L’art est une fête ! présentée au Musée d’art moderne de la ville de Paris jusqu’au 20 août, met en avant la volonté de re-lecture monographique d’artistes majeurs du XXe siècle. Karel Appel est né en 1921 à Amsterdam et décédé en 2006 à Paris. L’étiquette artistique est formalisée, le groupe CoBrA est calqué en arrière fond. Cependant, cette vision est bien trop réductrice, et là est le point inédit de l’exposition, sa traversée dans l’ensemble de la carrière de l’artiste. Elle a été réalisée par le biais d’une donation exceptionnelle de la Karel Appel Foundation d’Amsterdam de dix-sept peintures et quatre sculptures, complétant les œuvres présentes au préalable dans les collections du musée.
Envahissante, tel est l’un des premiers mots qui surgit lorsque l’on fait face à une œuvre de Karel Appel. Que ce soit pour les sculptures, comme pour les peintures, la matière déployée happe l’environnement et se fige sur notre rétine. Près d’une soixantaine d’œuvres sont exposées sur un parcours clair et peu étendu, conférant un caractère intimiste à l’espace d’exposition. Quatre périodes s’articulent selon un découpage scindé en décennie presque complète. Cependant, les œuvres nous guident dans l’évolution artistique de Karel Appel et exacerbent très clairement l’évolution de son esprit créatif. Un rappel de sa période avec le groupe CoBrA est nécessaire pour comprendre les aspirations et inspirations fondatrices de son art. Créé le 8 novembre 1948 à Paris – dissout trois ans plus tard – par Karel Appel, Asger John, Constant, Corneille et Joseph Noiret, le nom de CoBrA est la contraction des capitales d’origine des artistes : Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. C’est un rassemblement d’artistes, rejetant la formalité quasi « académique » à laquelle l’art abstrait était parvenu selon eux. Ils mettent en pratique dès lors un art expérimental tourné vers un imaginaire plus objectif, oscillant entre deux figurations principales, le monde animal et celui de l’enfance. Les œuvres présentées dans cette première section sont de tout format. Une multitude de personnages d’aspect primitif et vivement colorés sont peints sur un fond noir – presque récurrent – suivant une ligne aux contours mal définis et qui semble « simpliste », dénuée de toute technique, comme dans les œuvres Monde animal (1948) et Petit Hip Hip Hourra (1949). Ce retour à l’enfance peut être perçu comme une volonté d’abandon total, de perte de contrôle en vue de retrouver des réflexes créatifs. Dans la sculpture, Karel Appel adapte les caractéristiques de sa peinture, les agencements de morceaux de bois cloués sur la surface deviennent des totems, sur lesquels il peint des figurines aux yeux exorbitants et presque menaçants (Enfants quémandant, 1948). Ne souhaitant pas s’assimiler aux revendications politiques du groupe CoBrA dès la fin des années 1940, Karel Appel se singularise dans sa pratique et suit un cheminement personnel dans un besoin constant de renouveau pictural. Les années 1950 sont le début d’un culte de la vivacité de la matière.
La lecture de son œuvre se fait encore par une mise en rapport de ses deux médiums de prédilection, la peinture et la sculpture, auxquels s’ajoute la céramique. Les formats s’agrandissent et la griffure de la toile se fait par une matière pure aux couleurs intenses. La matérialité exacerbée décentre notre regard sur la tranche du tableau. Cette vision de biais ouvre sur un champ organique, vivant et presque palpable, où la surface de la toile devient un amoncèlement de reliefs escarpés. Le motif s’accumule sur un fond neutre, il devient un tas informe suspendu, soit un cerne formel. En effet, l’artiste débute une peinture au tube, il appose maintenant la matière telle quelle, sans la travailler (Danseurs du désert, 1954). Le film La Réalité de Karel Appel tourné en 1961 par Jan Vrijman, présenté au centre de l’exposition résume à lui seul le processus usé par l’artiste. La mise en scène témoigne d’un face-à-face avec la toile, où l’artiste devient un artisan face à une matière brute. L’animosité de l’acte rend sa peinture triviale, la toile vibre sous les coups de couteau frénétiques projetés par l’artiste à deux mains. Cette séquence de six minutes retrace l’élaboration d’un immense tableau, Archaic Life, accroché dans la suite de l’exposition. Le résultat est conséquent, la stratification des couches picturales agit sur la toile, qui, déformée sous le poids de la matière, synthétise toute la violence et le dynamisme de Karel Appel. Lui-même le revendiquait « Je ne travaille pas pour l’art, ni pour la peinture. Mais parce que j’en ai envie. C’est se battre avec la matière qui m’intéresse plus que l’art ». La sculpture dans les années 1960 exalte toute la fantaisie de l’artiste comme dans l’œuvre L’Homme hibou n°1 (1960), où une souche d’olivier devient sa matrice expérimentale. La dernière partie de son œuvre, démontre une gestuelle assagie. La figure humaine reste sa référence absolue et la matière n’est plus un amas informe, elle s’étale plus amplement sur la surface. Sa peinture devient quelque peu dramatique, où le coloris loin de son acuité originel, frôle l’amertume de la condition de l’homme en devenir (Les Décapités, 1982). Sa spontanéité créatrice va à partir des années 1980-2000 perdurer dans sa pratique sculpturale, loin du primitivisme de ses débuts. Elle laisse place à l’agencement de figures prises dans l’univers du spectacle et du carnaval (La Chute du cheval dans l’espace silencieux, 2000).
Cette exposition monographique permet une lecture d’une histoire de l’art du XXe siècle et de ses mouvances artistiques constitutives. Dans les années 1940, Paris est encore le centre névralgique de l’art, malgré les répercussions d’une guerre qui mèneront à l’exil d’artistes – surréalistes pour la plupart – et qui engendrera la naissance de l’expressionnisme abstrait, faisant de ce fait, New-York, le catalyseur des aspirations nouvelles. Ce glissement artistique se cristallise dans la production artistique de Karel Appel, et permet un regard transversal et rétrospectif de cette période. C’est en 1950 que Karel Appel s’installe à Paris, ville pour laquelle il affichera toujours un lien indéfectible : « Si Amsterdam est la ville de ma jeunesse Paris est celle de mon évolution. Ce que j’y ai appris prime sur tout le reste ». Michel Tapié, théoricien de « l’art informel », sera le pivot central dans la période parisienne de l’artiste et l’impresario de ses rencontres et de son devenir. Le critique d’art, défenseur de ce nouvel art gestuel qu’il nomma « art autre », verra en la personne de Karel Appel l’un de ses plus vifs investigateurs. Le peintre lui rendra hommage dans une œuvre de 1956 Portrait de Michel Tapié de Céleyran, qui malgré l’abstraction, ne brouille pas la reconnaissance du sujet. Dans cette décennie des années 1960-1970, l’artiste se concentrera sur les mêmes thématiques. La traversée artistique de Karel Appel se ponctue de confrontations artistiques, qui après celles de Paris, seront concomitantes à l’aventure moderniste new-yorkaise. L’année 1957, inaugure les multiples séjours qu’il effectua par la suite dans la ville. Les grands formats employés par Appel trouvent des échos dans ceux utilisés depuis la fin des années 1940 par Jackson Pollock, figure de proue de l’expressionnisme abstrait américain, définit en tant qu’« action painting » par Harold Rosenberg en 1952. Gestualité et spontanéité sont dès lors les variables autour desquelles se délimite cette peinture de l’ordre de la performance. Le film de Jan Vrijman rappelle ceux d’Hans Namuth, qui sont des documents essentiels pour comprendre les procédés matériels à l’usage dans l’œuvre de Pollock. Pour autant, à l’inverse de ses détracteurs, Karel Appel ne reniera jamais la figuration et ne remettra jamais en cause la verticalité de son support. Pollock en effet peignait à même le sol. Par la suite, c’est dans l’esprit du pop art que l’artiste durant les années 1960 confrontera sur le même plan la peinture et l’objet, dont un portrait aux couleurs pétillantes est exposé.
L’« Hymne à la joie » concédée à la matière par Karel Appel est singulière et garde tout son éclat. Sa carrière traversant toute la seconde moitié du XXe siècle, exhibe les soubresauts ayant bouleversés la pratique artistique. Cependant, la singularité de son œuvre ne s’entiche pas d’une étiquette artistique, elle affiche une volonté constante de créer. L’art est bel et bien « une fête » comme en témoigne ce que l’on peut considérer comme son testament pictural, son œuvre Feestje ? de 2006, qui en néerlandais signifie « petite fête ». Quel plaisir dès lors de la parcourir et de la célébrer.
Diane Der Markarian
Image à la une : Karel Appel, Les Décapités (détail), 1982, huile sur toile, 193 x 672 cm, Musée d’art moderne de la ville de Paris © Karel Appel Foundation / ADAGP, Paris 2017.