DÉCADENCE


 

Si le monde est en perpétuelle décadence, que restera-t-il de nos existences ?

Je vois un corps, un buste de plâtre aux chairs laiteuses, un morceau d’existence pétrifiée. Sur ses épaules, une poche emplie d’eau, fardeau imposé par quelque pensée démiurgique. Lentement, les gouttelettes d’eau s’insinuent dans la surface sculpturale, insidieusement se répandent dans toutes les porosités de ce corps indolent et finalement, en pénètrent chaque méandre, en inondent chaque interstice, pour enfin resurgir à la surface de son épiderme : le corps s’est mis à transpirer. Cette moiteur lui donne la vie, qui bientôt abonde sur chaque pore de sa peau. Le corps s’est animé, sous l’action de ses propres fluides il se détériore alors sans retour, avec une certaine allégresse morbide s’engouffre dans sa propre décrépitude. Il est vivant, furieusement !

Je suis devant l’un des corps d’Hugo Servanin, il pourrit actuellement au sein de l’exposition Décadence proposée par le curateur Thomas Havet dans les locaux de l’agence d’architecture Franklin Azzi. Je le regarde, m’en imprègne avec délectation, et me revient cette phrase de Jean Cocteau : « La décadence est la grande minute où une civilisation devient exquise » (La difficulté d’être, 1947).

Il est des plaisirs que l’on ne peut assumer, des fascinations que l’on ne veut partager, des séductions que l’on ne sait fuir sans pour autant oser les embrasser pleinement. Attirances coupables, désirs défendus, caprices de l’existence. Est-ce cela que je ressens face à la décadence ? Puis-je me réjouir d’en faire l’expérience ?

Le mot « décadence » présente déjà en lui-même quelques attraits. Cadere, tomber. Il s’agit d’abord d’un mouvement physique, comme une sculpture qui vacille sur son piédestal, tombe et s’écrase au sol. Mais « décadence » renvoie à une chute bien particulière, la chute d’une civilisation qui se perd. Intimement lié à une période de l’histoire – la fin de l’empire romain d’Occident – ce mot renvoie en même temps à un état, un vice ambiant, une sorte de corruption sociale latente qui entraînait cette chute. Nous avons donc un mot qui dès l’origine se présente comme ambivalent. Tel Janus, il regarde de deux côtés, observe les causes et les conséquences, décrit l’état qui conduisit à la perte : la chute de Rome était déjà présente au cœur de la cité, pourrissait depuis longtemps dans ses entrailles, c’est le sens de ce mot. Mais ce mal ne nous a-t-il pas frappés nous aussi ? À quel stade de décomposition notre corps social est-il arrivé ?

Si la décadence est déjà à l’œuvre, notre monde n’est qu’un vestige en sursis, une ruine qui s’ignore, et le lieu de l’exposition devient bunker de verre, arche de la mémoire lancée en témoignage. En son sein, une accumulation de formes et d’images, de symboles de notre perte, de traces d’un présent en chute libre.

Décadence
Exposition Décadence, vue de l’exposition, 2018. © Louise Reinke.

Augmentez la cadence. L’exposition regroupe 26 œuvres de 16 artistes, et le voyage au cœur de la décadence se fait en rythme. Regroupées, les œuvres s’observent, s’imbriquent parfois, s’interpellent toujours, jouent ensemble de nouvelles tensions, font naître de nombreuses interférences. Ici les plantes factices de Bianca Bondi, nature plastifiée, se mêlent aux sculptures pourrissantes d’Hugo Servanin et observent les pneus de bois carbonisé du Nøne Futbol Club. Là, les restaurations emmêlées, aux formes cacophoniques, de Celia Nkala, répondent aux objets cryogénisés de Laurent Pernot. Nous déambulons entre ces vestiges du temps présent, dansons sur les ruines de notre civilisation, nous enthousiasmons des signes de notre propre décadence. Il y a une sorte de joie à ce parcours pré-apocalyptique, l’allégresse du condamné peut-être… ou plus simplement le bonheur d’être vivant tout en sachant que cela est bien précaire, une étincelle dans le vide intersidéral. Parce que vivre c’est aussi accepter sa propre déchéance, jusqu’à l’aimer, un jour.

 

Mais toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu.

Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, 1943.

 

 

Grégoire Prangé
Image à la une : Thomas Mailaender, Fish Museum #2, 2017. Cuve en verre, sable de la Loire, reproductions en bronze, marbre, système de filtration et Erpetoichthys Calabricus (poissons roseau), 150 x 126 x 45 cm. © Thomas Mailaender.  

Informations pratiques :
Exposition « Décadence », du 27 septembre au 18 octobre 2018
Franklin Azzi Architecture, 13 rue d’Uzès, 75002 Paris
Ouverture sur rendez-vous et lors du finissage
Curateur : Thomas Havet avec Double Séjour
Artistes : Max Blotas, Bianca Bondi, Antoine Donzeaud, Paul Gounon, Vincent Lorgé, Thomas Meilaender, Andoni Maillard, Célia Nkala, Nøne Futbol Club, Laurent Pernot, Guilhem Roubichou, Hugo Servanin, Ken Sortais, Pablo Tomek, Dune Varela et Hustin Weiler.
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