CHOI BYUNG-SO ET LE “WEI WU WEI”


De loin, un rectangle monochrome, une surface gris-noir où se reflète la lumière, un espace uniforme aux multiples nuances. Mais en s’approchant s’évanouissent toutes certitudes. La surface est inégale, déchiquetée, rongée par de multiples griffures patiemment appliquées, parallèles, presque mécaniques : elle part en lambeaux. Métallique, l’oeuvre est pourtant au seuil de l’évaporation, suspendue dans le temps. Hypnotique. Comment détourner le regard ? 

Né en 1943 à Daegu, Choi Byung-So est une figure majeure de l’avant-garde coréenne et du mouvement Dansaekhwa, qui émergea durant les années 1970 et se développa autour de la peinture Monochrome, ou Monotone. Sa pratique artistique est radicale puisque la presque totalité de son oeuvre consiste en un seul et même geste, répété inlassablement. Le support de cette pratique est le papier journal, que l’artiste utilise pour deux raisons au moins : ses qualités plastiques (finesse, fragilité, typographie…) et son impact symbolique. Depuis 1963, la Corée est dirigée par le régime autoritaire de Park Chung-hee, président-dictateur du pays jusqu’en 1979. Contrôlée, la presse relaye les « vérités » du gouvernement et les idéologies du régime. C’est alors pour Choi Byung-So un geste de résistance à cette presse partisane que d’inlassablement la griffer de son crayon, jusqu’à la disparition du texte, la destruction du support. Méthodiquement, au stylo-bille et au crayon, il trace des lignes parallèles, avec douceur et autorité. Répété, ce geste inoffensif devient vecteur de destruction: recouverte, la feuille se déchire.

Au delà de l’impact politique des oeuvres de Choi Byung-So, de leur grande qualité plastique, et de leur réel intérêt matériel – on aime à se perdre dans les méandres lumineux de ce papier métallisé en pleine évanescence -, c’est la formidable profondeur symbolique de ces « dessins-objets » qui retient finalement toute notre attention. En recouvrant inlassablement le texte imprimé de ses coups de crayon motoriques, l’artiste retire au journal sa fonction de communication, sa raison d’exister initiale. Alors, une nouvelle réalité peut naître. De strictement limité dans le temps, le journal devient une création esthétique originale et intemporelle. Agressé, le support « se transforme, s’épure, se magnifie. Dépouillé de ce qui le rendait vulnérable et insignifiant, il échappe à toute temporalité. » (1)

Pour espérer appréhender la profondeur de l’oeuvre de Choi Byung-So, il faut se placer dans un contexte philosophique qui nous est souvent inconnu : le taoïsme. En effet, la peinture Monotone coréenne prône la transcendance et a pour fondements les principes fondamentaux de Lao Tseu et de Tchouang-tseu. Alors, la notion de non-agir (wu wei) – liée au dépouillement – prend toute sa force : elle est la seule action qui soit fidèle à la nature des choses et des êtres. Apparait ainsi une nécessité (qui nous semble paradoxale) : le wei-wu-wei, l’« agir sans agir ». Pour Lao Tseu, le « non-agir » est un principe de gouvernement idéal, c’est la seule action qui soit légitime. Le geste de Choi Byung-So, apparemment inoffensif, inactif, reprend à merveille ce concept de wu wei : de cette non-action nous percevons déjà la force et l’influence.

Le travail de Choi Byung-So peut aussi être vu comme une catharsis, et l’oeuvre – témoin de cette activité intérieure – porte alors en mémoire ce qui était contenu dans le geste. Elle « est le fruit de nombreuses heures de travail durant lesquelles l’artiste s’est absorbé totalement dans son oeuvre, son esprit étant traversé par une multitude de pensées. Par instants, ses coups de crayon ont dû lui procurer une sensation de plaisir et de bien-être, et parfois, il a dû ressentir la douleur, la colère refoulée et les frustrations qui ont jalonné sa vie. » (2). C’est finalement toute cette méditation ancrée dans la répétition qui apparait ici : chaque coup de crayon est en fait le catalyseur d’une activité intérieure bien plus profonde. L’oeuvre témoigne ainsi du cheminement personnel de l’artiste, de sa quête «spirituelle».

Vous pouvez découvrir le travail de Choi Byung-So à la galerie Maria Lund jusqu’au 5 novembre et au musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne métropole jusqu’au 16 octobre 2016.

« Le plus grand mystère n’est pas que nous soyons jetés au hasard entre la profusion de la matière et celle des astres ; c’est que, dans cette prison, nous tirions de nous-mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant. » 

Jean Lescure. 

 

Grégoire Prangé
Les citations sont tirées du catalogue de l’exposition Choi Byung-So au musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne métropole (paru en mars 2016).

1-Martine Dancer-Mourès, p.30.
2-Kim Mi-Kyung, p.48.

Image à la une : Choi Byung-So, sans titre, 42 x 27,2 cm, stylo et mine de plomb sur papier, 2016. Courtesy galerie Maria Lund. Copyright Marc-Antoine Bulot.
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There are 0 comments on this post
  1. janvier 10, 2019, 1:57

    Votre portrait d’artiste est très intéressant et me permet de mieux comprendre l’apparent dépouillement de cet artiste.

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