CAMILLE SAUER, LA PENSÉE VIOLENTÉE
La pensée n’est rien sans quelque chose qui force à penser, qui fait violence à la pensée. Plus important que la pensée, il y a ce qui donne à penser ; plus important que le philosophe, le poète.
Deleuze, Proust et les signes, 1964
Assise par terre, dans un mutisme volontaire, contrainte dans l’espace par un carré rouge tracé au sol, elle s’applique à l’écriture d’un texte qui nous restera invisible. Autour, se répandent dans l’espace de raides personnages, mallette noire balancée à bout de bras, au rythme de leur déambulation. Ils abordent les visiteurs, les arrêtent et les attirent dans des jeux signifiants. Ils s’affairent. Demandez-leur pourquoi, ils vous répondront « J’accomplis ma fonction, je suis fonctionnaire ». Insistez. « Ma fonction est de faire fonctionner l’Histoire ». Vous n’en tirerez rien de plus. Retournez à l’épicentre, interrogez du regard cette jeune femme au manteau rouge, toujours à son écriture, et à ses pieds, lisez. « Rendez-vous manqué ».
L’œuvre s’intitule Cadences combinées. Nous voilà bien avancés. Reprenons depuis le début. Cadences combinées. « Cadence » est musical, formule mélodique, ponctuation sonore. « Combinée » est mathématique, configurations possibles, analyse combinatoire. Musique et mathématiques donc, harmonies et combinaisons, systèmes formulés. Ces cadences combinées figurent sur les valises des personnages déambulant dans l’espace, ils sont les différentes configurations de nos cadences sociales.
Huit personnages, huit fonctionnaires. Ils incarnent le fonctionnalisme et ses différentes occurrences. Fonctionnalisme, système de pensée, analyse d’un système à travers ses différentes fonctions. Huit valises. Sept pour le nombre de disciplines ayant une théorie fonctionnaliste. La sociologie et l’anthropologie, l’histoire et la linguistique, l’architecture, la philosophie de l’esprit et les relations internationales. La dernière représente le fonctionnalisme en lui-même. Huit valises noires, pulsion de mort, risques d’un système fermé à la folie.
Chaque valise contient un jeu « de société », les règles de ce jeu et une phrase écrite en rouge. Rouge ? Retournons au centre de l’œuvre et retrouvons l’artiste au manteau rouge. Rouge. Pulsion de vie. Folie. Elle est toujours là, à même le sol, toute à son écriture, exposée aux regards, exposée tout court au centre de ce carré rouge, plongée dans une lumière ciblée. Elle est marginalisée, mise à l’écart par les fonctionnaires, mais aussi par sa propre volonté. Après tout, n’a-t-elle pas elle-même tracé ce carré rouge ? N’a-t-elle pas elle-même choisi de s’y prostrer ? À ses pieds une valise, rouge elle aussi, bouclée, intransportable avec des poignées si éloignées. La folie n’est pas aisée à porter. Elle restera fermée la valise, le texte y sera enfermé. La folie n’est pas quelque chose que l’on partage.
Le rouge c’est cette folie, cette marginalité volontaire qui peu à peu se répand dans le monde jusqu’à s’infiltrer au cœur même du fonctionnalisme, à travers ces courtes phrases rouges qui subrepticement s’insinuent dans ses rouages, petits grains de sable, grands dérèglements, sabotage. La phrase questionne le fonctionnalisme ; expérimenté à sa lueur, le jeu le remet en cause. Prenons quelques exemples.
L’Histoire. Fantasme de la connaissance d’une période révolue ? Tentative vaine d’explication du présent à partir des fluctuations d’un passé brumeux ? L’artiste préfère l’événement à l’Histoire ; à l’Histoire elle préfère les histoires. La valise contient un jeu de Mikado. Nous jouons et dès le départ s’impose à nous la forte sensibilité du jeu aux conditions initiales (la manière dont sont lâchées les baguettes), puis aux choix – contraints mais libres – des différents joueurs. Ainsi, en partant de notre jeu de Mikado, et en faisant un tour vers les mathématiques et la théorie du chaos, naît l’idée que l’Histoire ne devrait être vue sous le prisme du déterminisme, comme trop souvent cela a pu être fait : nous n’avons pas accès à tous les paramètres régissant son évolution.
La linguistique. La mallette nous indique « véhiculer » et fait donc référence aux langues véhiculaires – opposées aux langues vernaculaires –, moyens de communication entre des populations aux langues différentes (le français pour l’aristocratie européenne du XVIIIe siècle, ou l’anglais aujourd’hui au niveau international). « Les gens parlent mais ne savent pas dire ». C’est la phrase en rouge, le grain de sable qui met en branle la pensée. Le jeu proposé est le scrabble, un scrabble quelque peu détourné. Qu’est-ce qu’une langue ? Un ensemble de règles ? Grammaire, syntaxe et dictionnaire ? N’y a-t-il pas quelque chose d’étrange dans le concept de langue véhiculaire ? Langue désincarnée, non pensée, non vécue ? « Les gens parlent mais ne savent pas dire ». Le jeu nous propose ici de nous arrêter sur les liens entre langage, écriture et sonorités, au moyen d’un scrabble phonétique où le but est de créer des mots non pas avec des lettres mais directement avec des sons. Nous sommes alors directement dans la diction, dans l’apprentissage du langage à son origine : une adéquation entre un son et un sens.
La philosophie de l’esprit. C’est la dernière mallette dont nous parlerons. Ici, le fonctionnalisme conçoit l’esprit comme un système de traitement de l’information (la pensée est comparable au calcul) et relie les états mentaux par le principe de causalité. Cette mallette vient interroger les critères de définition d’intelligence en proposant un jeu qui met les deux joueurs directement en compétition. « Ce système a été élaboré afin d’évaluer le degré d’intelligence de chacun. Pas le degré d’intelligibilité ». C’est la phrase en rouge. En quoi consiste le jeu ? En la mémorisation bête et méchante d’une suite de 0 et de 1 grandissante, dont l’issue désigne qui des deux joueurs est le plus intelligent. Le système est d’une bêtise sans nom, les participants y adhèrent avec d’autant plus de délectation : la compétition est dans notre ADN. Ce jeu renvoie aux différentes tentatives de mesurer l’intelligence des personnes à l’aune de différents systèmes plus ou moins précaires (tests de QI et autres QCM). Mais de ces systèmes, a-t-on pensé à mesurer l’intelligibilité ?
Vous l’aurez compris, chacune de ces valises est une fenêtre ouverte sur de multiples questionnements relatifs aux normes régissant notre société. Ces normes nous les éprouvons inconsciemment par l’expérimentation physique du jeu, qui nous permet dans un second temps de les interroger consciemment. C’est là quelque chose d’omniprésent dans le travail de l’artiste, qui aime à provoquer un décalage, à créer des tensions, des interférences, à stimuler le spectateur, à le faire participer, à le faire jouer.
La première partie de Cadences combinées a été jouée le week-end du 24 février, dans les locaux du Collectif 23. Mais l’œuvre n’est pas achevée, constamment in progress elle éprouvera une évolution notable à l’occasion d’une exposition en juin prochain. La partie 2 y sera présentée avec une vidéo, et deux œuvres centrées sur les échecs. L’artiste y interrogera la psychologie des pièces et des joueurs, et instillera dans le système clos de ce jeu millénaire des interférences notables. Affaire à suivre donc.
Camille Sauer est une artiste qui fait violence à la pensée, et cela fait du bien. Actuellement en dernière année des Beaux-Arts de Paris, elle cherche, fouille et remet en question ; remplit de schémas, formules et jeux de mots de nombreux carnets de travail ; écrit, compose et met en forme. Nous sommes face à une boulimie de la pensée, mais une boulimie qui n’est pas égocentrée, au contraire faite pour être partagée, expérimentée, assimilée et propagée. Pour qui se présentera devant ses œuvres l’esprit grand ouvert, prêt à être bousculé, violenté presque par la complexité de son travail, l’expérience ne pourra qu’être absolument délicieuse. Je parle des délices de l’esprit, à mon sens les plus savoureux.
j’aime me promener sur votre blog. un bel univers. Très intéressant et bien construit. Vous pouvez visiter mon blog naissant ( lien sur pseudo) à bientôt.
[…] publiais en février dernier un article sur le travail de Camille Sauer, consacré plus particulièrement à Cadences combinées, œuvre évolutive dont la première […]