Andrea Fraser, la performance critique à l’œuvre


Un article ne suffirait pas à retranscrire fidèlement l’étendue conceptuelle de l’Œuvre d’Andrea Fraser, tant celle-ci est riche, complexe et référencée. Née en 1965, elle s’inscrit dans la deuxième vague de la critique institutionnelle des années 1990-2000, reprenant le flambeau de ses initiateurs tels Hans Haacke, Daniel Burren ou Michael Archer. Dévorant notamment les écrits de Kant, Freud, Marx, et tout particulièrement Bourdieu, son travail met en exergue les mécanismes et enjeux économiques et sociaux opérant dans le monde de l’art.

Comme arme-médium, Andrea Fraser opte pour la performance. Celle-ci peut apparaitre manifeste à son public, prenant la forme de conférences (Official Welcome, 2001), ou s’imposer à lui, sous forme de caméra cachée (Little Frank and His Carp, 2001). Se travestissant, elle y met en scène des « habitus ». Cette notion, empruntée à Pierre Bourdieu, se définie comme le « système de dispositions intériorisées qui oriente nos pratiques sociales »[1]. Loin de posséder un libre arbitre, nos choix, goûts, désirs, comportements seraient déterminés par la classe sociale à laquelle nous appartenons. Celle-ci structure notre inconscient. Andrea Fraser nous livre ainsi une analyse sociologique du monde de l’art, en poussant à l’extrême ses travers via ces « habitus ». Elle use de la satire, dévoilant les absurdités et contradictions de la rhétorique adoptée par les institutions artistiques. Pour sa performance de 1989, Museum Highlights: A Gallery Talk, elle invente le personnage de Jane Castleton, guide au Philadelphia Museum of Art. Bien que la visite effectuée semble au premier abord très conventionnelle d’un point de vue formel, il apparait rapidement que les propos de la jeune femme sont remplis de digressions et de jugements de goût personnels. Elle s’écarte également du parcours habituel, intégrant à la visite les toilettes du musée ou la librairie, dont les qualités esthétiques sont passionnément commentées. Jane Castleton impose à son public un discours que sa fonction et son langage même légitimisent, malgré son incohérence.

Andrea Fraser dénonce la violente exclusion sociale pratiquée par le monde de l’art. Elle se réfère au concept bourdieusien du « capital culturel ». Ce capital incorpore l’ensemble des connaissances, biens culturels et diplômes dont dispose un individu. Les institutions, représentées par des individus possédant un important « capital culturel », plutôt que de le transmettre, le rendent inaccessible pour quiconque n’en a pas les codes. Dans May I Help you ? en 1991, elle se met dans la peau d’une galeriste lors d’une exposition dédiée à Allan McCollum. Elle adopte avec aplomb un discours ambivalent, voire confus, pour parvenir à vendre ces œuvres. Le trouble des spectateurs, n’osant la contredire ou admettre leur incompréhension, est visible. Ce langage abscons renforce un élitisme culturel. Elite, dont l’adhésion semble possible par l’acquisition d’une œuvre, à défaut d’en saisir les enjeux.

Son engagement s’attaque également à l’économie mercantile de l’art contemporain. La performance s’y prête tout particulièrement, par son caractère intangible. Andrea Fraser s’appuie sur des études économiques précises. En 2010, l’université de Yale publie l’article « Art and Money » de William N. Goetzmann, Luc Renneboog et Christophe Spaenjers. Dans cette analyse, ils établissent une corrélation entre augmentation du prix de l’art et augmentation des inégalités économiques aux Etats-Unis. Pour eux, les rendements du marché boursier ont un impact direct sur les prix de l’art en accroissant le pouvoir d’achat des plus riches. En effet, ils notent qu’une hausse de 1% des gains financiers de 0,1% des plus riches entraine l’augmentation du prix des œuvres de 14%[2]. C’est de cette étude qu’Andrea Fraser tire le titre de son exposition rétrospective de 2016 au MACBA, « L’1%, c’est moi ». La spéculation sur les biens artistiques, le mécénat des institutions ou écoles d’art sont pour elle à l’origine d’une censure et autocensure, contaminant la création. En 2003, dans sa performance Untitled, l’artiste décide de se vendre littéralement à un collectionneur, afin de dénoncer cette mainmise financière mais aussi les rapports de domination masculine dans le monde de l’art. Leur acte sexuel est filmé et archivé en cinq DVD.

Par sa reconnaissance institutionnelle établie, Andrea Fraser s’inclue elle-même dans l’espace social qu’elle critique et admet y participer : « Si notre seul choix est de participer à l’économie ou d’abandonner le champ de l’art, au moins pouvons-nous arrêter de cautionner cette participation au nom d’un art critique ou politique. […] Nous ne pouvons revendiquer d’être une force sociale progressive alors que nos activités sont subventionnées par les forces motrices des inégalités. […] La seule alternative aujourd’hui est de reconnaître notre participation à cette économie et la confronter de manière directe et immédiate dans chacune de nos institutions, y compris les musées, galeries, les publications ». La finalité de l’engagement d’Andrea Fraser, plus qu’une simple condamnation du monde de l’art dans son état actuel, serait de parvenir à développer de nouvelles formes d’autonomie en séparant la création, et sa présentation, du marché financier. Cette autonomie permettrait une redistribution du « capital culturel » plus équitable. Le seul moyen qu’elle entrevoit serait une indépendance des institutions face aux investisseurs privés.

A la fois son maitre à penser et sa source d’inspiration, elle finit par rencontrer Pierre Bourdieu en 1995, trois ans après lui avoir envoyé un courrier contenant une vidéo de May I Help You ? accompagnée de son texte « An Artist’s statement ». Il saluera son Œuvre en la qualifiant de « Révolutionnaire Symbolique » :

« Qu’est-ce que c’est que ces personnages qui, tout en étant tout à fait in, sont tout à fait out ? C’est cela un révolutionnaire symbolique : c’est quelqu’un qui, complètement possédé par un système, arrive à en prendre possession en retournant la maîtrise qu’il possède de ce système contre ce système. »[3].

Pauline Schweitzer

[1] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979.

[2] « Art and Money », Yale School of Management Working Paper n°09-26, 28 avril 2010

[3] Pierre Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, Seuil, Paris, 2013

Image à la une : Museum Highlights: A Gallery Talk (1989), © Andrea Fraser; courtesy Galerie Nagel Draxler, Berlin

Pauline Schweitzer
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There are 0 comments on this post
  1. Ana Lia Amand
    décembre 03, 2016, 6:22

    Vraiment intéressant
    Cela répond à certains de mes questionnements actuels

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