Ana Mendieta, Corps et identité(s) en question


Comment allier mémoire collective et individualité ? Quelle(s) identité(s) révèle ce corps humain qu’Ana Mendieta met en scène ? Quelle est la portée des traces que nous laissons sur le sol devant celles séculaires, millénaires, qui nous ont précédé.e.s ? Avec son corps, Ana Mendieta tente de trouver sa place dans le monde. Inédites dans la production de cette artiste cubaine-américaine à la croisée du Land Art et du Body Art, les vidéos actuellement présentées au Jeu de Paume invitent à l’introspection autant qu’à l’universalisme. Le corps, intime, personnel, et en même temps universel, celui que nous avons tou.te.s en commun, est le premier biais d’appréhension de l’extérieur, outil par lequel se construisent nos rapports au monde et aux autres. Cet outil  est merveilleusement mis en scène par Ana Mendieta, qui en souligne avec une extrême délicatesse les dimensions historiques, politiques, identitaires.

Ana Mendieta, Sandwoman, 1983 (Estate print 2018) Black and white photograph Edition of 6 with 3 APs (GP2322) © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC Courtesy Galerie Lelong & Co.
Ana Mendieta, Sandwoman, 1983 (Estate print 2018) Black and white photograph Edition of 6 with 3 APs (GP2322) © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC Courtesy Galerie Lelong & Co.

S’ensevelir dans les ruines d’un temple zapothèque vieux de plusieurs milliers d’années, marcher dans le ressac des vagues qui semble ne jamais devoir cesser. Rejouer des rituels perdus, oubliés de tou.te.s ou presque, s’enterrer sous des branches ou des cailloux et sentir le temps passer, le mimer, l’accompagner. Autant de performances par lesquelles Ana Mendieta défie le temps et les histoires qu’il recouvre.

Poétiques, elles n’ont l’air de rien mais viennent signifier le tout ; les actions et performances d’Ana Mendieta pourraient passer pour insignifiantes, et même insensées. Il émane pourtant d’elles un envoûtement étrange. Les performances auraient pu tomber dans l’oubli, ne jamais exister mais filmées, ici rapportées, elles se réactivent à chaque visionnage. Les images sont apaisantes, ensorcelantes, divisées en quatre thématiques par la commissaire d’exposition. L’œil s’y arrête devant le feu, l’eau, la terre ou le sang.

Ce qui se tisse au fur et à mesure des respirations de l’artiste, des clapotis de l’eau ou des crépitements du feu, c’est une véritable communion avec la nature : immense, incommensurable, elle n’a pas été asservie par Ana Mendieta mais observée, écoutée, et finalement accompagnée. En son tout immense, l’artiste a essayé de distinguer les traces et d’y imprimer la sienne.

Ana Mendieta  La Venus Negra, 1981 (Estate print 2018)  [The Black Venus]  Black and white photograph  Edition of 6 with 3 APs  (GP3515-C)  © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC  Courtesy Galerie Lelong & Co.
Ana Mendieta, La Venus Negra, 1981 (Estate print 2018) [The Black Venus] Black and white photograph Edition of 6 with 3 APs (GP3515-C) © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC Courtesy Galerie Lelong & Co.

Nue sur les galets du lit de la rivière, polis par l’eau qui ruisselle sur eux depuis toujours semble-t-il, elle partage la couche de la nature, et lie à elle son existence, éphémère, individuelle et collective à la fois. Elle y implante ses Siluetas, les brûle, les inscrit à la craie ou à la peinture, les grave dans le rocher. Signes d’une présence devenue absence, silhouettes de l’artiste tellement difformes pourtant que chacun.e pourrait y voir la sienne, elles sont finalement collectives, universelles. Elles manifestent des histoires et des identités multiples, croisées, singulières et plurielles à la fois, toujours un peu là et en même temps ailleurs, un peu en exil tout le temps.

L’artiste cubaine-américaine, a elle-même été exilée de force, à douze ans, pour fuir la dictature de Castro. Elle choisit plus tard un exil volontaire et perpétuel car elle préfère une existence nomade, où se recomposent sans cesse les frontières, les attaches. Elle vit à Rome, à New-York, au Mexique, aimerait retourner à La Havane, son premier foyer… Depuis l’exil forcé, elle trouve partout ou presque un nouveau chez-soi et « fait de l’exil son chez-soi », explique-t-elle.

Ses performances sont une tentative de s’accaparer les lieux par lesquels elle transite sans cesse, mais par lesquels, aussi, d’autres ont transité avant elle. Chaque passage, chaque vie, chaque action effectuée là, avant elle, aurait pu laisser une trace. Ana Mendieta mime et rejoue ces passages, se laisse happer par le temps et les histoires dont ont été témoins ces bouts de nature dans lesquels elle performe.

Ana Mendieta, Untitled (Esculturas Rupestres), 1981 (Estate print 2018) Black and white photograph Edition of 6 with 3 APs (GP2324) © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC Courtesy Galerie Lelong & Co.
Ana Mendieta, Untitled (Esculturas Rupestres), 1981 (Estate print 2018) Black and white photograph Edition of 6 with 3 APs (GP2324) © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC Courtesy Galerie Lelong & Co.

Curieuse histoire que celle d’Ana Mendieta qui, malgré toutes les empreintes qu’elle a disséminées dans la nature ou l’histoire de l’art, y est encore trop souvent mentionnée pour avoir été la femme de Carl Andre. Femme d’artiste ou artiste femme ? Le dilemme semble éternel ; il est ici particulièrement cynique puisque c’est seulement en 1985, la dernière année de sa courte existence, qu’Ana Mendieta et Carl Andre s’unissent. Défenestrée à la fin de l’année, des soupçons de meurtre persistent, le mari a été acquitté… La seule chose claire, c’est qu’elle a été femme de.

Ironie amère, cette postérité a de quoi mettre en colère. Elle témoigne du chemin encore long à parcourir pour reconnaître à leur juste valeur le travail de ces innombrables artistes femmes que trop de pouvoirs ont voulu cantonner à leur rôle d’acolyte maritale.

Elle témoigne aussi du rôle que peuvent prendre les institutions dans ce juste rééquilibrage des forces. Nul besoin à mon avis de montrer qu’il y a eu des femmes artistes, un inventaire n’a que peu de sens s’il n’a pour but que de contrebalancer le nombre des hommes artistes dans l’ombre desquels elles ont créé. Au Jeu de Paume, qui lui consacre sa première rétrospective d’ampleur, Ana Mendieta est présentée en artiste, et c’est tout. C’est le corps qu’elle a choisi de se réapproprier en le mettant à nu qui est montré, la voix qu’elle a fait résonner en conférence qui est diffusée, les lieux qu’elle a choisi d’investir un instant et d’immortaliser en vidéo qui sont recréés. Ce sont ces vidéos jamais montées par Mendieta et présentées de manière inédite qui sont données à voir, à la fois documents, témoignages, et œuvres esthétiques. Mais, si la question du corps féminin se pose inévitablement devant les œuvres de Mendieta, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse et les considérer uniquement d’un point de vue du genre. Merci à l’équipe du Jeu de Paume de présenter avec autant de mesure et de justesse le travail de cette pionnière du Land Art, malheureusement tombée dans l’oubli, recouverte par le temps et l’histoire (de l’art) malgré les générations d’artistes qu’elle a inspirées par la suite.

 

Horya Makhlouf

 

Informations pratiques :

Ana Mendieta, Le temps et l’histoire me recouvrent

À voir du 16 octobre 2018 au 27 janvier 2019 au Jeu de Paume

 

Image à la une : Portrait of Ana Mendieta, © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC

Courtesy Galerie Lelong & Co.

Horya Makhlouf
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