Cecilia Granara Faire écran


La peinture est un exercice spirituel. C’est une toile que l’on contemple, des couleurs qui nous absorbent, une autre réalité qui s’ouvre à nous. Dans les tableaux de Cecilia Granara l’exercice du regard est d’autant plus profond qu’il rejoint un mouvement de méditation. Les noms de ses séries nous l’indiquent, Women Doing Yoga, Meditation Series ou Invisible Forces (2017) il s’agit d’une réflexion, d’une quête intérieure. On médite pour atteindre un niveau de paix, entrer en communion avec le divin, le cosmos ou même – et surtout – pour changer de point de vue. Les personnages qu’elle représente, comme plongés en eux-même, agissent ainsi à la manière d’invitation à marquer une pause. Le penseur est un passeur.

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Cecilia Granara, Forearm Headstand with Ex Votos, 2017, 114 x 180 cm, mixed media on canvas.

Paradoxalement, il faut s’abstraire du quotidien, de ses contraintes et habitudes, pour accéder à la conscience d’être au monde. Les personnages que nous voyons évoluent dans des espaces qui n’ont rien d’ordinaire. Les tahitiennes, par exemple, noyées dans les motifs de Gauguin ne semblent plus avoir d’identité propre. Elles sont immergées dans des espaces culturellement construits qui les questionnent en tant qu’individus. Les couleurs gomment leurs traits, les fleurs d’hibiscus recouvrent leurs expressions : on ne reconnaît que le profil de l’humain, ligne fragile de démarcation. Les silhouettes extrudées donnent l’épaisseur qui manquent à ces femmes, comme des figures 3D mal incrustées dans le décor. L’exotisme dépersonnalise, et le choix de ne plus mettre de hiérarchie ici entre figures et arrière-plan relève d’une conscience post-coloniale et d’un regard féminin.

Les portraits de Cecilia Granara sont perturbants. Le personnage rencontre un motif avec lequel il se fond et coexiste au risque de passer inaperçu. Ce n’est pas dans l’intention de faire tapisserie mais, au contraire, dans celle de retourner la maison. L’intérieur d’une personne devient celle d’un lieu et le remplit tout entier. Les miroirs encouragent cette vibration entre un individu et son environnement. Ils prolongent le corps et le vêtement dans un effet kaléidoscopique dans Invisible Force 1 et brouillent les perceptions d’un espace convenu. Somme-nous les produits d’un milieu ou les créateurs du milieu dans lequel nous vivons ? La question n’est pas tranchée. Si les motifs révèlent l’horizon mental d’un personnage – le décor votif d’une église en Espagne, les fresques italiennes de Pierro della Francesca dans Women Doing Yogas renvoient à un héritage religieux et pictural –, il semble possible de créer son propre univers à force d’exercices et de réflexion comme le suggère la toile plus récente Space in Your Head (2018).

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Cecilia Granara, Space in Your Head, 2018, 162 x 130 cm, mixed media on canvas.

Allégories du monde moderne, ces portraits en cellule nous montrent des individus qui cherchent par une action corporelle et spirituelle (le yoga, la méditation mais aussi et plus récemment l’amour) à se libérer. Les sols, plafonds et murs qui les entourent et reprennent des motifs iconiques sont autant reproductibles que modulables. Les limites, qui peuvent être repoussées ou intégrées, semblent nous suggérer le tableau et ses quatre côtés. La répétition du motif d’un ciel étoilé, dans la série Stars and Lovers (2018) joue des perspectives et d’une dimension symbolique. La succession de plans entre un couple qui s’embrasse, un décor et un dessin brouille les pistes. Les sujets se dérobent à notre regard à la fois dans le cadre et ailleurs. Sur leur téléphone pour certains, ils entrent dans une communication avec l’autre, attendent des textos invisibles venus d’un autre champ. Présents et en même temps absents, ils font écran de leurs corps à toutes nos projections.

Une part d’incommunicabilité joue dans ces figures qui n’entretiennent pas de rapport direct avec le spectateur. Le texte qui apparaît épisodiquement n’aide pas dans Meditation Series. Contradictoires, “You’re alone” et “You’re not alone” fonctionnent à la manière de mantra qui, répétés, construisent un tempérament, au choix, positif ou négatif. Ces slogans qui vont de paire “Hold each others” et “Separate yourselves” renvoient à l’influence des médias sur nos vies. Nos corps sont autant marqués par les fictions des films, livres et musiques que par nos récits de soi. Des textes d’Emily Dickinson entrent ainsi en résonance de certaines aquarelles et tableaux et renforcent leur aspect symbolique. L’artiste, après avoir assisté Francesco Clemente et voyagé en Inde, cherche maintenant à faire circuler ces motifs d’une culture et d’une époque à une autre.

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Cecilia Granara, All my Loves, 2018, 146 x 114 cm, mixed media on canvas.

L’influence de la miniature indienne lui a permis d’épurer ses fonds et de renouer avec l’esquisse. Le corps se résume dans certaines peintures à des lignes d’énergies. La perception de soi-même qui était le sujet de nombreuses toiles s’enrichit du regard de l’autre, la perception de soi-même par l’autre avec l’introduction du thème amoureux. Au travers de l’une de ses dernières expositions Amours Inconfortables, couleurs non tristes, Cecilia Granara s’empare de la relation amoureuse et de la notion d’amour pour questionner la monogamie et les modèles alternatifs au couple. Elle tord les projections pour nous tendre un autre écran. Les tableaux sont réflexifs, ils interrogent sans plus les cacher le jeu d’influence entre un homme ou une femme et l’imaginaire collectif. Dans un tableau intitulé Triad (2017), un couple se retrouve embrassé par un troisième personnage à l’arrière-plan dont on ne voit que les mains. Ils nous enveloppent jusqu’à ce que le regard accède à un stade supérieur de conscience.

 

Henri Guette
INFORMATIONS PRATIQUES :

« Mais pas du tout, c’est platement figuratif ! Toi tu es spirituelle mon amour ! »


Exposition du 26 janvier au 9 mars 2019

Galerie Jousse Entreprise
6 rue Saint Claude, 75003 Paris

Image à la Une : Cecilia Granara, Women of The Skies, 2017, 114 x 146 cm, mixed media on canvas.
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