“Oublier le corps” comme une plasticité de notre corps
À une époque historique où nous devons vivre avec un masque, je pense que cela a son importance de discuter du corps et de sa plasticité. Parce que les masques semblent nous donner une chance de sentir et de connaître à nouveau nos corps. Je voudrais donc utiliser les masques comme point de départ pour parler de certaines des perceptions du corps dans ma recherche sur l’art performance.
Je ne pense pas que quiconque puisse nier que le masque est une limitation. Il nous rappelle toujours notre propre fragilité. Les traces de la tension sur nos oreilles, la buée sur nos lunettes et bien sûr la plus fondamental de toute, la gêne de notre respiration désagréable, toutes les contraintes que le masque nous impose nous rappellent les vulnérabilités de notre corps.
Mais au-delà du rôle du masque dans l’isolement pour la lutte contre l’épidémie du virus, le masque a aussi apporté une nouvelle façon de regarder le monde.
Les masques couvrent notre visage, les expressions de nos humeurs. Si, d’une certaine manière, les masques tentent à rendre tous nos visages semblables, ils sont aussi devenus une sorte de zone tampon sociale. Le masque devient le dénominateur commun le plus visible entre soi et autrui. Ce point commun concerne littéralement
tout le monde, du moins sur l’apparence. Il nous rend plus curieux de la partie couverte par le masque. Comme nous le dit Christo, à notre époque, plus on cache, plus on voit.
Comme le sage chinois Lao Tseu le dit : « Se diriger vers le perpétuel IL N’Y A PAS ; amène à contempler la secrète Essence ; se diriger vers le perpétuel IL Y A, à contempler les bornes.» (1)
Dans le travail intitulé Album, l’artiste anglaise Gillian Wearing essaie également de nous montrer que parfois le masque apporte des pensées et une imagination plus réalistes. En travaillant avec des créateurs d’effets spéciaux, Wearing a reconstitué un ensemble de photographies de famille représentant son père, son oncle, sa sœur et son frère ainsi qu’elle-même enfant et adolescente. En utilisant des masques et d’autres moyens techniques, elle a pris l’apparence de chacun des membres de sa famille.
Mais en tant que public, ces masques bien faits ne nous trompent pas. Nous pouvons facilement repérer le manque de naturel des personnes sur ces photos. Comme cet Auto-portrait de 3ans, la jeunesse de l’apparence et la maturité du regard créent une curieuse dislocation. Le travail nous amène à réfléchir sur ce qui est réel et ce qui est notre singularité.
À l’ère de l’abondance des informations et de l’exposition croissante de la vie privée de chaque individu, le masque nous appelle à découvrir le côté intérieur non masqué d’une personne, qui est le plus authentique. Ainsi, le masque suscite imagination et perspicacité. Il est une barrière, mais une barrière qui attend d’être franchie. N’est-ce pas aussi ce que le corps peut nous apprendre ?
Dès sa naissance, l’être humain se dirige vers la mort, le corps passe de la faiblesse à la force, puis à nouveau à la faiblesse. Face à cette loi de la vie, personne ne peut fièrement prétendre avoir un contrôle absolu sur son corps. Mais c’est dans ce corps, plein de limites, que nous voulons toujours créer et expérimenter des sensations différentes. Parce que le corps est fini, si nous le considérons comme une collection d’organes. Mais la compréhension et la pensée du monde qu’il peut susciter sont infinies.
Le Taoïsme dit : « Observer l’autre personne d’après ta personne ; Les familles d’après ta famille ; Les communautés d’après ta communauté ; Les Etats d’après ton Etat, l’Empire d’après l’Empire.» (2) L’autonomie du corps appartient au corps lui-même. Le corps est là, et il a sa propre loi de l’évolution. Cependant, lorsque le corps impose une limitation, peut-être pouvons-nous trouver dans cette limitation une imagination et une liberté. Comme Lao Tseu dit aussi : « Ce qui fait que j’ai une large plaie, c’est que j’ai un corps. Si je n’avais pas de corps, quelle plaie pourrais-je encore subir ? » (3) Notre vulnérabilité vient précisément de l’attention que nous portons à notre corps. On évite de l’exposer aux risques de blessure, d’accident ; on le protège du froid et du chaud. Néanmoins, par le corps, on est exposé à une multitude de périls : on est une cible permanente.
Mais nous ne devons pas pour autant haïr le corps. Car personne ne peut ignorer l’effet que le corps a sur l’esprit. Comment devons-nous considérer la douleur causée par le corps ? Lao Tseu donne la réponse : « En faisant que ton âme spirituelle et ton âme corporelle soient en unité, peux-tu obtenir qu’elles ne se séparent pas ? En rendant ton souffle égal jusqu’à la douceur, peux-tu devenir comme un nouveau-né ? » (4)
A quoi cela ressemble-t-il de vivre avec son corps dans un état de nouveau-né ? Marcel Conche l’interprète ainsi : « Le cœur et la respiration gardent un rythme modéré, qui n’est pas rythmée par la volonté ou par les hauts et les bas de l’émotion, mais pas la Nature. Il convient de retrouver cette respiration purement naturelle, qui, par là même, est la plus favorable au bon entretien de la « force vitale »-force vitale qu’au contraire l’adulte, fort souvent, dilapide par des excès divers. » (5)
Ajuster notre corps à un corps de bébé ne signifie pas vivre exactement comme un bébé. Il ne s’agit pas de perdre le contrôle ou la rationalité. Il s’agit d’intervenir sur notre corps pour revenir à l’enfant qui est en nous, en deçà des influences et du conditionnement éducationnel, à la nature en nous. Qu’est-ce que la nature du corps ? Je pense que l’idée de la nature corporelle des taoïstes nous inspire d’accepter notre corps, quelle que soient la douleur ou la jouissance. Parce que le corps du bébé a des instincts physiques, comme la capacité de pleurer quand il a mal et de rire quand il est à l’aise, sans perdre son courage d’explorer.
Pour la pensée taoïste, le corps du bébé est très stable. En effet, celui-ci n’a pas d’idées préconçues et d’évaluations des choses extérieures qui proviennent de l’expérience et de la connaissance reçues. Son corps est son seul moyen de perception, et les sentiments sont acquis directement par l’expérience corporelle. En tant qu’adultes, nous semblons faire de plus en plus confiance à notre conscience et oublier qu’elle peut être confuse et disparaître, alors que le corps ne ment pas.
Jean François Juillet l’écrit : « Il fallait concevoir le corps comme l’ensemble de nos facultés, de nos ressources, de nos forces, connues et inconnues de nous, donc comme un monde sans limites discernables où la conscience tantôt disparaît, tantôt se détache à des degrés variables selon les régimes de notre activité. » (6)
L’art performance est un art qui prône de montrer le corps de l’artiste dans son état le plus naturel et le plus simple au lieu d’un corps longuement entraîné.
Par exemple, dans The Kiss de Tino Segal, on voit un couple s’embrasser au sol à l’entrée du musée ; dans Artist is present de Marina Abramovic, elle s’assoit justement en face des visiteurs pour communiquer par leurs regards ; Dans Einfügung de Valie Export, elle s’assoit ou se couche sur le ventre dans les coins des murs ou devant les bâtiments, afin de souligner les lignes et les espaces et la puissance de contraintes qu’ils imposent.
Ces gestes simples ne signifient pas que le corps dans l’art performance est un élément qui n’a pas besoin d’être réfléchi. Au contraire, la sensibilité de reconnaître et d’accepter le corps dans son état le plus primitif et de pouvoir l’explorer et le révéler ne peut être obtenue par un simple passage du quantitatif au qualitatif.
Car ce déconditionnement actif du corps des habitudes et des expériences acquises au fil des ans est une sorte d’exploration intérieure. L’artiste qui veut retourner à l’état pur, doit s’éloigner de son “ moi ” passé pour trouver son corps le plus original et essentiel. Car, dans l’art performance, le corps n’est pas seulement un instrument d’expression, mais le corps lui-même est le langage. Son authenticité vient du fait qu’elle-même est la totalité de notre expérience de vie.
En 1972, dans le Womanhouse de Los Angeles, l’artiste Faith Wilding est assise sur une chaise rouge, les mains sur les genoux, et lit un poème qu’elle a écrit. A ses pieds, des gens étaient assis. Pourtant, elle semblait parler, comme à de vieux amis, des détails ennuyeux de sa vie passive de femme. Pendant quinze minutes, son corps s’est balancé d’avant en arrière au rythme des couplets, comme s’il essayait de se rapprocher du public de l’autre côté de la salle. Cette répétition du corps et la prose s’accordent parfaitement ce qui nous permet de ressentir directement les contraintes sociales et l’autonomie oubliée que subissent les femmes. Parce que la vie des femmes est souvent une répétition d’activités physiques monotones. Et cette vie répétitive est pleine de restrictions partout.
Ce qui m’a émue, outre ses vers simples mais réalistes, c’est aussi son corps. Elle se balance d’avant en arrière de manière rythmique et incorpore complètement son corps au-dessus de l’interprétation des vers. Pourtant, nous pouvons ressentir le pouvoir unique que le corps possède par lui-même. Je pense que l’état de l’artiste dans cette œuvre illustre vraiment ce que cela signifie d’être détendu mais puissant. On voit bien
que c’est dans un tel corps que l’artiste fait naître un puissant esprit de défi. Alors que le public semble attendre qu’elle se lève de sa chaise en criant qu’elle en a assez d’attendre. Et le corps détendu permet à sa défiance de ne pas se réaliser réellement, mais permet au corps de créer l’atmosphère de défiance.
Dans l’art performance, la relaxation du corps est censée donner au corps la possibilité d’exprimer plus de sens. L’objectif de l’artiste de performance en relaxant le corps n’est pas seulement de détendre les muscles et les sensations physiques, mais de donner au corps un contexte artistique plus riche. Certains artistes font en sorte que leur corps abandonne complètement l’étiquette de l’identité personnelle dans l’espoir que leur corps représente davantage de personnes ; certains donnent leur corps au spectateur, l’amenant à réfléchir aux propriétés du corps et à chercher celles de l’esprit ; certains artistes repoussent les limites de leur corps et veulent discuter de la relation entre le corps et l’esprit. Mais quelle que soit la direction que prend la discussion, nous disons que l’art performance est un art qui passe par le corps authentique et naturel pour dépasser le corps en soi.
Pour les adultes, laisser notre corps être comme celui du bébé est le plus courageux, car le corps devient la première et la seule façon d’exprimer. Mais en y repensant, n’est-ce pas ainsi que les humains sont censés au début de notre vie ? A l’état à adulte, toutes ces soi-disant connaissances et expériences limitent-elles en quelque sorte notre liberté et notre courage ?
Embrasser son corps, l’accepter tel qu’il est en tout point, c’est l’accepter tel qu’il est dans sa forme la plus vraie et aussi la plus belle. Finalement, ce courage est une façon d’ouvrir le corps à l’interaction entre vous, moi et les autres, à la richesse infinie de la voie humaine et naturelle. Et en retrouvant la Nature du corps , on retrouve spontanéité et créativité. Marcel Conche dit :
« Avoir un corps, c’est pouvoir subir des blessures, des maladies, des plaies – « calamités ». Et il ne suffit pas d’accepter douleurs physiques, blessures, maladies, plaies, lésions avec résignation, car la résignation est une tristesse incompatible avec la véritable égalité d’âme. Il faut les « aimer », c’est-à-dire, selon une leçon semblable à celle des Stoïciens, consentir totalement au destin, se maintenir en accord avec la totalité de son être sans se laisser gagner par le mécontentement et le trouble. Une telle adhésion positive aux maux du corps est la condition de l’ataraxie. » (7)
Finalement, je voudrais finir mon texte en des phrases inspirantes trouvées dans une allégorie du Tchouang-tsu. Car ces quelques mots peuvent représenter la plus grande sagesse qui m’ait été enseignée sur le corps par les taoïstes. Tchouang-tseu, ce Sage dit :
« Je ne laissais intervenir ni mes sens, ni mon esprit et me coulais ainsi dans les choses…C’est en vain que tu cherchais à suivre. Tu étais là, confondu, sur une voie qui ne menait nulle part… Tu avais l’esprit limité par ce que tu cherchais à comprendre, la vue bornée par ce que tu cherchais à voir et tes efforts n’allaient pas au-delà de ce que tu poursuivais toi-même… » (8)
(1) Marcel Conche, Lao Tseu Tao-Te King, Presses Universitaires de France, 2003, p. 41.
(2) Ibid. p. 264.
(3) Ibid. p. 97.
(4) Ibid. p. 82.
(5) Ibid. p. 85.
(6) Jean François Billeter, Leçon sur Tchouang-tseu, Édition Allia, 2019, Paris, p. 116.(7) Marcel Conche, Lao Tseu Tao-Te King, op.,cit, p. 99-100.
(8) Jean François billeter, Leçon sur Tchouang-tseu, op.,cit, p. 122.