La politisation oubliée dans l’art politique chinois


Elle a toujours été du côté de la démocratie. Elle a incarné de tout en bout les valeurs de la résistance à l’oppression, de la liberté de l’esprit et, bien entendu, du pouvoir créateur de l’individu face à la tyrannie des masses. Enfin, elle a accompagné de ses audaces et des techniques pour améliorer et le bonheur de l’humanité. (1)

Jean Clair

Si ce point de vue concerne l’essence et la vérité de l’art, alors cet art semble n’avoir aucune chance de survivre en Chine contemporaine. Le contexte politique provoque une forme de stérilité dans l’environnement artistique, une perte de conviction chez les artistes qui mettent à distance la dimension politique dans l’œuvre d’art.

Ce phénomène est en train de devenir une nouvelle forme du collectivisme en Chine, il est impacté par la croissance économique qui est soumise aux lois du marché capitaliste, lois qui régissent le marché de l’art et celui de l’artiste. Cela conduit finalement à la disparition de l’esprit rebelle, et cantonne la recherche dans sa formelle superficielle. L’essence de ce collectivisme est en fait le prétexte de l’indifférence et la négligence des artistes sur des thématiques politiques.

En 1942 à Yan’an, Mao Zedong déclara « l’art doit rendre servir à toute hiérarchie, à tous les peuples ». Il a toutefois signalé la soumission de l’art au contrôle de l’idéologie collective communiste et ses contraints sur le contenu et la forme d’œuvre d’art – le réalisme socialiste. A 72 ans, en 2014 à Beijing, Xi Jingping, sans beaucoup d’évolution, annonça « l’art est une cause importante du parti et du peuple, et le front de l’art est un front important du parti et du peuple. »

Comme il s’avère que l’art n’a jamais appartenu aux peuples chinois. Il appartenait et appartient seulement à la politique, ou au parti communiste. Même avec tant d’événements internationaux organisés en Chine, tels que la Biennale d’art contemporain de Shanghai, le Festival de la performance Up-on de Chengdu, le développement d’art en Chine est un choix et un besoin de la politique.

Sous l’illusion de liberté créée par l’essor économique, le système artistique en Chine semble également donner l’impression aux artistes que le printemps de l’art est arrivé. Cependant, dans n’importe quelle exposition d’art en Chine, toutes les œuvres qui font allusion à la politique, sont filtrées et cela réduit les œuvres à leur valeur commerciale.

Ainsi, les festivals et activités artistiques déforment progressivement la compréhension des artistes sur leur véritable conception de la liberté. La liberté dans l’art d’aujourd’hui est une illusion.

La démocratie ou la liberté d’expression est interprétée rapidement par les artistes que ne souhaitent plus propager la politique et qui justifie le politiquement correct dans leurs propres œuvres d’art. Néanmoins, le recul de la propagande ne permet pas aux artistes d’être entièrement émancipé et de parler librement. Par contre ils prennent comme une faveur la soumission des artistes aux contraintes politiques, parce que seule la « liberté » politique peut apporter celle artistique.

Les Chinois utilisent « la circonstance générale » (Da Huan Jing) pour décrire une société avec une politique donnée. Tant que l’artiste ne secoue pas cet environnement, toute création est autorisée. Toutes les doutes sur la morale publique et sur les conventions sociales sont traités comme une perversion. Pour un artiste dans un tel pays, le maintien de la “propreté” sur la politique est la seule issue. Par conséquence, au lieu de s’exprimer directement des opinions politiques, les artistes ne peuvent qu’errer et être hypnotisés par la confusion sensorielle, qui est souvent mise en forme par l’abstraction extrême de travaux plastiques.

Cai Guoqiang s’est fait connaître par son travail original associant l’art conceptuel et l’invention antique chinoise – la poudre noire. Il s’est décrit comme un enfant qui tient fortement à son innocence et sa pureté pendant le processus de création. Zeng Fanzhi se considère comme un artisan en évitant de parler de politique : « la seule chose pour laquelle je suis douée est peindre.» (2)

Fabrice Hergot, directeur du Musée d’art moderne de Paris, approuve : « il déclare de son point de vue qu’il ne prétendait pas être un courant de pensée. C’est cet individualisme, un attribut intrinsèque à lui, qui nous l’approche.» (3)

Nous pouvons aussi citer une réponse prudente de Liu Boling qui explique sa performance dans laquelle il se fond avec le paysage ou des espaces publics :
« J’exprime mon opinion et mon interprétation sur ce monde, mais chacun est libre d’avoir sa propre compréhension de mon travail.» (4)

Que ce soit à travers les peintures de Zeng Fanzhi ou la performance de Liu Bolin, nous pouvons difficilement comprendre les messages ironiques concernant la société chinoise. En effet, ces artistes ont tous conservé leurs opinions politiques à travers leurs oeuvres, alors qu’ils pourraient aller plus loin. Leurs créations sont peut-être nées à partir d’idées dissidentes, mais ils se sont contenus, en évitant d’être de véritables contestataires.

Bien entendu, ce silence provient de la dictature. Cependant, le plus inquiétant est qu’il deviendra progressivement une pensée, une abstention, une “abnégation”. Les artistes y voient comme une routine plutôt qu’une limitation. Dans leurs travaux, ils parlent de la société, mais la revendication de la liberté d’expression ne devient finalement qu’une impulsion éphérmère plutôt qu’un objet final. En d’autres termes, ils parlent des problèmes de la société sans y résister.

L’analyse de Jovan Mrvalgevic s’adapte à la situation des artistes chinois :

« …la différence repose sur la manière d’aborder les questions qui sont forcément politiques mais sans parler directement de politique. Dans ce cas contemporain, cette “transgression contestataire” s’affiche ouvertement mais opère dans le champ de l’esthétique et ne semble pas chercher à le dépasser.» (4)

Karl Popper a aussi parfaitement analysé et expliqué le point de vue du complexe narcissique de l’artiste :

« Il est très significatif de la superficialité intellectuelle de notre temps, que l’on parle comme si le langage était communication, uniquement communication et uniquement expression. L’accent mis sur cette seule fonction d’expression du langage a d’ailleurs donné naissance à l’expression artistique. Qu’est-ce que l’art dans son acception générale ? L’art est expression de la personnalité : moi, artiste, je suis important dans le domaine de l’art ; il faut que je m’exprime, il faut éventuellement que je communique avec les autres. C’est tout ce qui semble importer dans l’art. Et c’est ce qui l’a condamné à sa perte. […] C’est toute la vérité sur le déclin de l’art ; les philosophes superficiels sont responsables de la chute de l’art.» (5)

Ce narcissisme est une fuite dans les œuvres d’artistes chinois.

L’art contemporain chinois ne manque jamais de thématiques politiques, au moins ceux les plus connus sur la scène internationale. Nous pouvons même dire que la politique est l’une de ses étiquettes. De la première génération d’artistes comme Wang Guangy (le personnage représentatif de Pop politique) ou la deuxième génération, Zhang Xiaogang voire la troisième génération avec Cao Fei, leurs travaux sont souvent définis comme art politique.

Or, la nature politique d’une œuvre d’art n’est pas seulement une reproduction d’un portrait de personnages historiques ou de figures politiques, ni d’éléments chinois qui correspondent aux stéréotypes des occidentaux.

En 2019, lors de l’exposition personnelle de Cao Fei au Centre Pompidou, l’artiste a mélangé une collection des vidéos, de photographie et de documents archivés dans son exposition pour marquer la période historique d’un quartier qui est éliminé par l’émergence de nouvelles techniques. Les énormes changements du développement industriel de la Chine au cours des trois dernières décennies ont été mis en scène. Mais une telle exposition narrative qui ne se différencie pas beaucoup à d’une exposition documentaire et elle amène le public à déplorer les paysages de la Chine sous la mondialisation économique. Mais l’attrait fort ou la vocation chez les artistes, qui devraient être présente lors qu’ils parlent de la politique est ambigu.

En évoquant des souvenirs collectifs des chinois des années soixante-dix, Cao Fei se place comme un témoin de l’histoire. Mais elle oublie que les artistes ne sont pas de simples témoins. Une fois que le côté politique a été remué, le débat s’établit. Comme l’écrit de l’artiste espagnol Esther Ferrer : « Quand on vit dans la dictature, tout est politique.» (6)

Si le sujet politique est devenu uniquement un intérêt ou un méthode grâce à laquelle les artistes peuvent rapidement s’intégrer dans le contexte de l’art contemporain occidental, la puissance de l’art politique disparaîtra. Dans « le pragmatisme de l’art contemporain chinois », Estelle Bories écrit :

« Témoigner des bouleversements qui se produisent en Chine, permet à de nombreux artistes d’adopter cet individualisme. Les artistes de la seconde génération n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer le décalage existant entre eux et ceux de la génération précédente. L’absence de visée politique est affirmée au profit d’une attitude qualifiée de pragmatique.» (7)

Ce pragmatisme se différencie de celui décrit par Jean Clair :

« L’histoire de l’art moderne serait paradigmatique de l’avancement de l’esprit.» (8) Ceux qui pensent que l’art est une affaire privée et n’a pas besoin d’établir un lien avec la société réduisent en fait la liberté de l’art et l’isolent. »

« C’est aussi parce que l’art contemporain chinois manque d’une conscience politique claire et d’une vitalité ouverte, et le résultat des mesures réactionnaires dépolitisées est que la nature politique de l’art contemporain est exilée pour satisfaire l’art expérientiel. On ne voit que “l’artiste”, mais pas le concept.» (9)

Le collectivisme était un mode de vie, il préconisait de supprimer les désirs et les besoins individuels. Maintenant, ce concept s’est transformé en négligence de responsabilité dans l’art, et il est devenu un obstacle qui n’incite pas le public à l’inspiration. L’individualisme des artistes est compris à tort comme une frontière claire avec le public.

Les artistes ne doivent pas légaliser ce phénomène. La situation politique est encore tellement fermée. L’art vit dans la bulle qu’il a lui-même créé en se montrant aveugle à la société réaliste, de fait il est appelé à décliner, et il sera toujours piégé par des menaces politiques.

Diverses peintures concernant l’épidémie récente du coronavirus en Chine. Celles qui posent vraiment des questions sur cette catastrophe, qui remettent en cause le gouvernement ou font preuve de compassion envers le people sont inexistantes. Jusque là, nous n’avons que des oeuvres qui rendent hommages à des “ héros ”.

Quelle est la différence entre ces œuvres contemporaines et celles de la Révolution culturelle ?

Sans doute, cette auto-censure est imputée à l’environnement politique turbulent. La censure est de plus en plus stricte de la Chine car la liberté d’expression n’est pas encore arrivée. Le marché capitaliste a sans doute été un frein à son arrivée. L’artiste doit admettre que la liberté artistique d’aujourd’hui n’a pas changé comme il y a soixante-dix ans.

L’art ne doit pas être kidnappé par la zone confortable créée par l’internationalité. Les artistes ne doivent pas craindre de représenter le côté laid, sauvage et violent de la réalité. Si nous ne pouvons pas le rendre plus ouvert et plus libre, au moins nous ne devrions pas la laisser revenir en arrière.

Herbert Marcuse nous dit : « En tant qu’idéologie, il s’oppose à la société donnée. L’autonomie de l’art comporte l’impératif catégorique que « les choses doivent changer ». Si la libération des êtres humains et de la nature peut du tout être rendue possible, il faut briser le réseau social de la destruction et de la soumission ». Il conclut : « l’art reste une force dissidente.» (10)

L’art n’est en aucun cas une technique simple, c’est avant tout un état d’esprit. Face au destin commun de l’humanité, un artiste n’est jamais innocent.

Un titre d’une performance de l’artiste espagnole Esther Ferrer qui est exactement identique qu’une citation de Lu Xun (11), peut nous donner un peu d’espoir:

Le chemin se fait en marchant.

 

Dianna Zhou

Figure 1 : L’exposition XH de Cao Fei, au musée Pompidou, Paris, 2019. Capture d’écran du site : https://www.china-art-management.com/hx-cao-fei-exposition-centre-pompidou/

(1) Jean Clair, La responsabilité de l’artiste. Éditions Gallimard, 1997, p. 14.
(2) Disponible sur http://m.modernweekly.com/hots/5622 (consulté en Janvier 2020).
(3) Ibid.
(4) Disponible sur https://www.lepoint.fr/culture/liu-bolin-l-homme-invisible-24-01-2013-1619692_3.php (consulté en Janvier 2020).
(5) Jovan Mrvalgevic, « L’Est et la nature politique de la performance » collecté par La performance, encore. Presse université de Provence, Aix en Provence, 2016, p.255.
(6) Konrad Lorenez et Karl Popper, L’avenir est ouvert. Symposium Popper, Paris, Flammarion, 1995, p. 199.
(6) Mehdi Brit & Sandrine Meats, Interviewer la performance, Manuella éditions, p. 178.
(7) Disponible sur https://artcritic.hypotheses.org/55 (consulté en janvier 2020).
(8) Jean Clair, La responsabilité de l’artiste, Edition Gallimard, 1997, p,14.
(9) Disponible sur https://www.douban.com/group/topic/20730165/ (consulté en janvier 2020)
(10) Disponible sur https://www.monde-diplomatique.fr/1979/03/MARCUSE/35044 (consulté en février 2020).
(11) Lu Xun est l’un des écrivains chinois majeurs du XXe siècle et probablement celui qui a eu le plus d’influence sur la littérature chinoise moderne. En 1909, il abandonne ses études de médecine au Japon pour revenir en Chine. Il a dit : la maladie des chinois n’est pas sur le physique mais sur l’esprit.

Dianna Zhou
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