THOMAS WATTEBLED ET LES VAINQUEURS DE RIEN


Ce sont de grandes masses de béton, dressées là au centre de la galerie Doyanglee. En s’approchant, on y découvre d’étonnantes marbrures jaunes, roses ou bleues. Elles sont les traces de la poudre protéinée que Thomas Wattebled a incorporé dans le béton avant qu’il sèche. Cette poudre est le symbole des corps sculptés par la musculation mais ici elle vient fragiliser le médium employé par l’artiste et motive des réflexions sur la quête de puissance, de force et de gain.

Vue de l’exposition personnelle P R E S Q U E de Thomas Wattebled à la galerie Dohyanglee, Paris. © Élodie Bernard

 

Camille Bardin : Comment décrirais-tu les Mégamasses

Thomas Wattebled : Les Mégamasses réunissent trois éléments : le travail à partir de produits liés au sport et à la nutrition, l’esthétique de la salle de musculation avec les haltères et le retour à une sculpture païenne, lourde et inébranlable. Ce mélange donne ces pierres, sortes de jeux de construction ou de menhirs. Aussi, ces sculptures n’en sont finalement pas vraiment, car au départ je fais des dalles trouées. L’acte de sculpture se situe donc dans le fait d’élever ces dalles, de les ériger et de les assembler en une composition. C’est aussi un acte performatif car je confronte mon corps et ces pierres de soixante-dix kilos, cela me permet de faire ma propre musculation aussi ! *rire* 

C.B. : Ton actuelle exposition à la galerie Doyanglee à Paris s’intitule PRESQUE . En quoi la figure du loser, de celui qui n’y est pas tout à fait arrivé, de celui qui se situe dans l’entre-deux t’intéresse-t-elle ?

T.W. : Le loser est celui qui a tout mis en place pour gagner mais qui n’arrive pas à atteindre le résultat escompté. C’est un contre-performant. C’est d’ailleurs la posture que je prends lorsque je travaille. J’essaie de créer tous les éléments pour performer puis finalement le résultat est inattendu. Cette figure se retrouve donc dans chacune de mes pièces et traverse l’ensemble mon travail.

C.B. : Tu emploies d’ailleurs une formule que je trouve intéressante : « le vainqueur de rien ».

T.W. : Je ne vois pas les termes loser ou contre-performant comme des mots négatifs. Au contraire je trouve que c’est une posture qu’il faut défendre dans notre société. Car le loser et le contre-performant obtiennent d’autres résultats. Ce ne sont donc ni des échecs ni des abandons, simplement des résultats différents et inattendus. « Le vainqueur de rien » est quand même beau et on a quand même plaisir à le voir. Je trouve qu’il nous donne le sourire !

C.B. : Dans ce sens, je trouve que ton travail permet de déculpabiliser, alors qu’on nous réclame d’être performant.e.s en permanence. 

T.W. : Exactement ! Je souhaite qu’il invite à adopter une posture plus saine. Car dans notre société il est nécessaire de gagner et pour cela il faut toujours vaincre l’autre. Je trouve cela dommage que le vocabulaire du sport — qui était a priori sain dans ce milieu — ait ainsi gangrené notre société. Aujourd’hui, dans les entreprises, comme à l’école, il faut être le meilleur et battre les autres. Je ne pense pas que ce soit la société qu’on souhaite. J’essaie donc de proposer une autre direction.

Vue de l’exposition personnelle P R E S Q U E de Thomas Wattebled à la galerie Dohyanglee, Paris. © Élodie Bernard

 

C.B. : Dans le sport aussi s’opère un glissement de la volonté d’accomplissement vers l’envie de se surpasser, de tendre vers le dépassement de soi. C’est comme si nous étions animé.e.s par le fantasme de transcender notre condition physique et qu’il fallait pour cela renier nos propriétés humaines. Par exemple, lorsque l’on voit les pieds des danseur.se.s ou les corps des athlètes, on les découvre martyrisés par la pratique du sport.

T.W. : La philosophe Isabelle Queval, autrice de  S’accomplir ou se dépasser : essai sur le sport contemporain, met en avant cette opposition. Aujourd’hui on glorifie le dépassement de soi, on se montre en train de se dépasser, la douleur devient même souhaitable. Je trouve que c’est dommage quand cela dépasse le domaine sportif et qu’on l’intègre à tous les domaines de la société. Toutes mes recherches depuis l’université et les Beaux-Arts portent sur l’art et le sport. Je suis moi-même très sportif. J’essaie de comprendre pourquoi cette volonté de dépassement persiste alors même qu’on a déjà été confronté à ses failles au cours de l’Histoire et qu’on garde ses limites en tête — je pense notamment à la glorification du corps aryen. L’objectif est donc de nuancer ce corps glorieux. C’est cela qui m’a conduit aux Mégamasses

C.B. : Tu montres les failles de ce système en soulignant l’ambivalence de ces corps athlétiques qui sont un peu les héros des temps modernes qu’on a tendance à aduler tout en omettant leur fragilité. 

T.W. : Je propose une critique qui émerge de l’intérieur. Ce n’est pas une critique à distance, je ne pointe rien du doigt. Ma volonté n’est pas de dire que la compétition est malsaine, d’ailleurs j’y prends moi-même part. Dans ma pratique artistique, mes premier.ère.s interlocuteur.rice.s sont les sportif.ve.s, les sponsors, la marque qui m’a offert des protéines et qui m’a conseillé en nutrition. J’essaie davantage de proposer des solutions au domaine sportif plutôt que d’en faire une critique. Ce n’est pas un regard externe et cynique, mais bien une réflexion interne, qui est parfois ironique mais toujours en complicité avec les personnes concernées, qu’elles travaillent dans l’art ou dans le sport.

C.B. : Tu parles de l’ironie qu’il y a dans ton travail, mais j’ai davantage envie de convoquer l’humour. Pourtant cette forme ne convainc pas beaucoup dans l’art. On lui préfère la poésie, la froideur propre aux réflexions intellectuelles, etc. L’humour, quand il est employé est davantage sarcastique, distant et élitiste ; le rire, souvent un sourire gêné face à un travail déroutant. Peut-être parce que l’humour est jugé comme trop populaire… C’est rare qu’une pièce provoque un rire franc. À l’inverse, tu sembles aborder l’humour de manière totale, sympathique et bienveillante. 

T.W. : Je tâche d’employer un humour complice. Il est souvent le point de départ de mes pièces et me permet de faire un pas de côté. Mais cet humour s’échappe souvent pour laisser place à autre chose, la mélancolie, la poésie… Chaque spectateur capte ensuite ce qu’il veut capter. J’aime bien dépasser un peu le rire aussi : la pièce Fontaine chagrin présente à l’exposition PRESQUE part d’un jeu. C’est une fontaine que je ferme pour qu’on ne voit plus l’eau. C’est a priori assez drôle ! Mais finalement lorsque je la fais, que je galère avec le plomb et le zinc pour la souder, je finis par trouver qu’une certaine tristesse s’en échappe. Mais l’humour est surtout présent dans mes dessins : là c’est un jeu un peu solitaire, une étape durant laquelle je déplace les points de vue. Je sens bien que l’humour est assez difficile à assumer, mais cela ne me fait pas peur puisque mon travail se partage, et pas uniquement avec des personnes qui côtoient les galeries. Mes premier.ère.s interlocuteur.trice.s sont aussi  les personnes de mon groupe d’entraînement. J’échange et je m’enrichis énormément lors de mes courses à pied avec mes coéquipier.ère.s. L’idée, c’est de faire un art le plus éloigné possible de l’art. Mais évidemment, certaines pièces intéressent plus les habitué.e.s des vernissages, d’autres les chasseur.se.s ou encore les sportif.ve.s ! Mon travail propose plusieurs portes d’entrée et j’aime bien en discuter avec tout le monde. Cela me permet d’enrichir mes prochaines pièces.

C.B. : La porte d’entrée qui a été la mienne est celle des masculinités. Je travaille beaucoup sur la question de la déconstruction des genres, de la fluidité des identités, ce qui implique une remise en question des masculinités. Il s’agirait notamment  de les assouplir, d’apporter d’autres modèles que celui de l’homme fort et puissant. J’ai donc eu une lecture de ton travail relative à ces questionnements. Dans ta remise en question des injonctions à la performance et notamment celle qu’on a tendance à diriger vers les hommes, je trouve que tu abordes totalement ces questions.  Me suis-je égarée ou mènes-tu une réflexion autour de cela ? 

T.W. : Quand on parle de la valorisation du loser et du contre-performant c’est en effet un peu cela… C’est vrai qu’avec les Mégamasses, et certains de mes dessins, on voit des formes se dresser. De ces constructions qui semblent fortes, très imposantes, et incassables, on finit par discerne leur fragilité, le fait qu’elle peuvent basculer, se briser. Je montre une sorte d’ambivalence, j’observe cette fragilité tout en la valorisant. D’ailleurs, quand on parle avec des sportif.ve.s de haut niveau on voit très rapidement leurs failles ! Il n’y a d’ailleurs pas plus mélancolique et fragile qu’un.e sportif.ve de haut niveau, c’est frappant. C’est très beau de voir marcher des sprinteur.se.s, ils.elles boitent tout le temps et ont beaucoup de mal à se déplacer. *rire*

 

Camille Bardin
Exposition personnelle de Thomas Wattebled
à la galerie Dohyanglee à Paris
24 Janvier - 22 Février 2020
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