Hugo Servanin, l’architecte des corps


Longtemps j’ai considéré Hugo Servanin comme un docteur Frankenstein. À vrai dire, sa tendance à repousser nos rendez-vous pour « embaumer ses corps » me confortait dans l’idée qu’il s’agissait là d’un artiste à la démence aussi irréfrénable que la créativité. Je me trompais. À l’inverse du fabuleux personnage de Mary Shelley, Hugo Servanin reste l’unique maître de son atelier. C’est lui qui fixe le cadre dans lequel il fait évoluer ses créatures et dans lequel il évolue lui-même. Et quel cadre ! L’artiste n’est qu’à l’orée d’un travail sans fin, celui de créer un monde aux sociétés complexes et aux individus pluriels…

Un buste en plâtre qui porte sur son dos un sac en plastique souple qu’Hugo Servanin vient charger d’eau au début de l’exposition. En l’emplissant de liquide, il donne comme vie à son œuvre. Car avec la pression de l’eau et la porosité du plâtre, le corps commence doucement à transpirer, l’eau s’accumule dans les plis de l’épiderme et à mesure que la sueur ruisselle, le plâtre pourrit et prend des teintes organiques. Comme Vénus qui transforme la dureté de la fille d’ivoire en une tiède poitrine, l’artiste transcende ici, au moyen de l’eau, ses sculptures. Mais l’analogie entre Galatée et les œuvres d’Hugo Servanin s’arrête ici. Car ce n’est pas l’amour de Pygmalion que ces dernières explorent au réveil mais bien une guerre interne entre un corps et ses fluides qui, s’ils l’ont animé, finissent par le transpercer et le faire pourrir. La lutte contre les liquides corporels, que ce soit les larmes, l’urine, la transpiration, et j’en passe des plus scabreux, régissent l’organisation du quotidien. Pourtant, pour Hugo Servanin, ils sont les témoins des sensations de l’individu dans la société car comme le stress ou l’angoisse vous feront transpirer, la tristesse vous fera pleurer et la douleur saigner.

D’un simple ouvrage tridimensionnel ces œuvres sont devenues des entités corporelles, elles dépassent leurs qualités de statue. Leur dimension surnaturelle est alors palpable. Car leurs actions, même si elles étaient originellement motivées par la main humaine, sont maintenant indépendantes de son bon vouloir. Loin de la majesté d’un marbre surpassant les siècles, les plâtres de Servanin « vivent » le temps d’une exposition, puis s’essoufflent. Ils ont le charme et la fragilité d’une rosée matinale, la beauté misérable de ces corps qui sont en vie parce qu’en train de mourir. Car les jours s’enchaînant ; les blessures, les fissures s’amoncellent. Il faut prendre soin des corps en les soignant. Mais on ne peut lutter contre l’éphémérité d’un organisme : quand celui-ci meurt, Hugo Servanin retire l’eau du sac, fait sécher le plâtre et charge la poche de résine. Le corps momifié devient dès lors statuaire de l’instant de vie. Comme la lumière fixe le moment sur la surface photosensible, la résine cristallise le corps et avec, le présent. Pour cela, il s’agirait d’une erreur de réduire cet ultime acte à une simple technique de conservation. Car toute la dimension religieuse et divine de l’Œuvre d’Hugo Servanin se niche dans celui-ci. En embaumant ses corps, le plasticien crée les rites d’une religion sans divinité déclarée.

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Car les géants rongés par les fluides sont seulement une des typologies de corps que l’artiste nous propose. Celui-ci en décline une multitude d’autres avec un leitmotiv : mettre en résonance des sensations corporelles et les propriétés des matériaux. Ainsi pour signifier la fragilité, l’architecte des anatomies choisit la porcelaine. Il moule poignets, genoux, chevilles et cou, puis fait rentrer en force du bois dans les articulations, créant une contention à la limite de la fracture. Plus loin ce sont des ossatures en acier, puis des musculatures composées de mousse et de polyuréthane, des imprimés d’eczémas… En somme, une foule d’individus divers.

C’est pour cela que son travail est éminemment politique. Non pas dans son message mais dans la construction d’un espace d’interactions sociales. Les sculptures de Servanin n’ont pas le don du langage. Pourtant, même dénuées de mots, elles explicitent les rapports entretenus avec leur corps et avec leur environnement. Plus qu’un sculpteur, l’artiste est ici créateur d’environnements sociaux. Un démiurge, père d’un univers qui se veut l’écho du nôtre.

Camille Bardin

Visuels : Hugo Servanin, Géant #4 : Fluides, 2017. Plâtre, PVC cristal souple, PMMA transparent et eau, dimensions variables (120, 160 ou 180 x 40 x 40 cm). Vue de l’exposition « ARTAGON.III », 8-17 septembre 2017, Les Petites Serres, Paris. Commissariat : Keimis Henni & Anna Labouze, fondateurs et curateurs d’ARTAGON

Photo. Marie Genin – © Hugo Servanin & ARTAGON

Camille Bardin
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