Herméneutique d’une parabole
Les murs entre disciplines ont des fondations encore solides et ils demeurent bien hermétiques. C’est donc un fait inhabituel, mais j’aimerais évoquer le jeu vidéo à travers le prisme de l’art. Ce faisant, j’aimerais aussi dépasser le sempiternel débat, celui que vous avez sûrement déjà vu – subi – dans des magazines ou des forums, si ce n’est des discussions dominicales autour d’un poulet rôti, artificiel et suranné, territorial en fait, et un brin essentialiste, celui du type « le jeu vidéo est-il un art ? » Question molle, dans laquelle transparaît, en tout cas cela m’en donne l’impression, d’un côté la crainte de voir ses repères culturels s’effondrer autour de soi, et de l’autre, la volonté de conférer une légitimité à sa passion. Quand des jeux vidéo sont entrés au MoMA en 2012, les tenants du vieux monde se sont étranglés de voir s’immiscer dans leur musée ce qu’ils refusaient le week-end à leurs gosses, « va jouer dehors ! », le verbe et l’index haut avant d’embrayer sur d’autres âneries tout aussi galvaudées et ronflantes sur la violence et la solitude que provoqueraient invariablement les longues heures d’immersion silencieuse devant Portal, Eve Online ou Sim City 2000 – pour citer quelques-uns des jeux entrés au MoMA, même si pour le coup c’était plutôt GTA et Wow qui étaient visés.
On connaît les arguments contre. Le jeu c’est un « jeu », i.e. un loisir, et faudrait pas abuser quand même, l’art, celui à qui on a envie de mettre une majuscule, et bien c’est pas la foire, c’est du sérieux. Tout cela en oubliant que bien des artistes ont utilisé des principes de game design – ludiques – dans leur pratique et qu’ils sont bien évidemment féconds, dans leur jeu (!) entre règle et liberté – les Scores de George Brecht sont évidentes, l’Oulipo, etc. En outre, le jeu vidéo serait un produit (entendre « pas une œuvre »), et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le MoMA les a intégrés dans sa collection de design, pas d’art (« ouf ! » se disent les tenants du vieux monde, « ce n’est plus qu’une demie défaite ! »), et on s’est même demandé si l’interactivité, essence du jeu vidéo, était compatible avec l’art (vraiment ?). Les arguments pour ne font pas mieux. Le jeu vidéo serait un « art total » – enfin le creuset mythologique atteint, celui qui devait mêler toutes les pratiques en une seule, le rêve de Wagner devenu réel ! –, ce serait un mode d’expression dont l’objet est de faire naître des sensations et des émotions, le réceptacle d’une vision du monde, oubliant au passage que beaucoup, énormément même, n’en ont aucune. Bref, d’un côté comme de l’autre, des arguments gluants de prêt-à-penser pour débiter les problèmes à la hache et enfermer les choses dans des catégories bien fermées.
Cela fait longtemps, je pense, que le XXe siècle a littéralement submergé la question « qu’est-ce que l’art ? », trop essentialiste. Chercher dans ce bazar un principe irréductible et universel qui distinguerait l’art de ce qui serait, dès lors, relégué au rang de profane, s’est soldé par un échec. À la place, s’est substitué une interrogation plus circonstancielle, « quand y a-t-il art ? », c’est-à-dire, dans quelles conditions est-il perçu comme tel, et pourquoi. Bref, un glissement de ce qu’est l’art, vers ce qui le fait – le regardeur, dira Duchamp, témoignant de cette volte-face, de cette provocation aux Anciens, ne laissant à l’art aucun pouvoir ni aucune réalité, si ce n’est celle qu’on lui donne. La thèse de ce glissement est déjà tenue par Nelson Goodman dans Manières de faire des mondes en 1976, critique de l’école américaine, proche de Arthur Danto ou George Dickie, et il va jusqu’à dire lui aussi que l’art n’a effectivement pas d’existence propre. Et puis soyons honnêtes, quand on a collectivement accepté comme artistique le fait qu’un type mette, en tout cas le dise, sa merde dans une boîte – et j’ai même vu un jour dans le silence religieux d’un white cube un badaud s’émerveiller littéralement devant la boîte de Manzoni, la mangeant des yeux comme une relique, ce qu’elle est sûrement devenue –, il y a quelque chose d’inconsistant à affirmer par la suite que « ah non monsieur, ah non madame, un jeu vidéo, ça ne sera JAMAIS de l’art, ça ne peut pas avoir la grâââââce et la subtilité, la réflexivitéééé de l’art, non non non » – et ça ne s’arrête pas au jeu vidéo, on pourrait l’étendre à tout, d’un snap aux concours de mini-miss. Bref, évidemment, au grand dam des penseurs à la hache, les critères pour qualifier ou disqualifier tout un genre au rang d’ « art » – et puis quel mot kitsch dans leur bouche en cul de poule – n’existent pas, et seule la singularité prime, en tout cas celle des trajectoires des objets que nous considérons ou pas comme tel. La potentialité artistique est donc partout, pour celui – le créateur, l’auteur – qui sait la recueillir et la faire valoir comme telle. Rien n’est art, donc tout l’est ! « Horreur que cette époque relativiste » hurlent encore les tenants du vieux monde. « Aaaaaah !!!! Mais que dire ? Que croire ? »
Au fond, le but de ce papier est d’observer l’art de l’une de ses marges, et de s’interroger sur ce qui fait sens, dans un geste couplé à un regard, un acte de création, d’essayer de voir ce qui, dans ce cas particulier, transforme la potentialité (« tout peut être art ! ») en réalité (« mmmh quelle expérience qui me permet de m’épanouir en tant qu’humain ! »), au-delà de la contingence de son exposition dans un musée bien sûr, parce que là on nous met la tronche dessus comme un chien qui a pissé sur un tapis. S’interroger sur le sens d’une « œuvre d’art » à partir d’une vidéoludique, The Stanley Parable. Parce qu’au fond, il faut le reconnaître, beaucoup d’œuvres que l’on croise dans les foires et les galeries sont fatiguées et ploient sous le poids de leur propre académisme. N’a-t-on pas assez rabâché à qui veut l’entendre que répéter ad nauseam l’expérience des mêmes limites, et bien ça devient une norme, que les révolutions – esthétiques – passent et s’institutionnalisent toutes et que quarante ans plus tard, ceux qui les mènent encore ne sont plus révolutionnaires, mais apparatchiks ? Donc, ces questions, ça ne ferait peut-être pas de mal de se les reposer.
Aujourd’hui, The Stanley Parable n’est justement pas considéré comme de « l’âââârt » dans le petit milieu, parce que personne n’est allé le fourrer dans un musée ni dans une exposition, et à ma connaissance, les artistes et critiques sont restés muets à son propos, mais il jouit dans le monde du jeu vidéo d’une aura qui confine à la légende – le jeu avait tout de même 1 720 000 utilisateurs sur Steam en janvier 2015, pour un indé c’est costaud. Selon moi, y jouer dépasse le simple cadre de l’expérience vidéoludique, et s’apparente à ce que l’on peut attendre d’une véritable expérience artistique – disons esthétique. Développé par Davey Wreden dans sa version originale, le jeu connaît une extension et un remake avec William Pugh, à travers un studio baptisé Galactic Cafe (dans lequel on retrouvait bien sûr Daddy Wreden). Il est publié en octobre 2013 sur PC (Windows) et macOS – aujourd’hui, il coûte environ 12 € sur Steam, soit le prix d’une exposition.
Le joueur incarne Stanley, l’employé n°427 d’une société. Son travail est simple, presser les boutons que lui dicte son ordinateur. Tâche rationalisée, mais inutile, en tout cas dénuée de sens à première vue, un Taylorisme 2.0 de l’inanité. Tout commence lorsqu’un jour, Stanley ne reçoit plus aucun ordre de l’écran, et se retrouve étrangement seul dans les bureaux d’un corporate asséchant. S’ensuit un jeu d’exploration en vue subjective, une sorte de FPS sans arme. Et pour les connaisseurs, le jeu a été développé comme un mod de Half-Life 2 dans sa version originale, puis à l’aide du moteur Source de Valve dans son remix, rameutant ainsi les doux souvenirs des heures passées derrière les yeux de Gordon Freeman. Bref, The Stanley Parable n’a d’autre gameplay que le déplacement, et l’action, parfois, de boutons. Le tout est conté par la voix off de l’acteur britannique Kevan Brighting, sorte de narrateur omniscient.
Vous guidant vers la salle de réunion pour mettre au clair cette étrange disparition, Stanley (vous) se retrouve confronté à un choix : deux portes, alors que le narrateur annonce qu’il doit prendre celle de gauche. Première décision d’une longue série, avec ou contre le narrateur, qui produira autant d’arcs narratifs – donc de fins possibles au jeu. Des six fins originales, on en compte aujourd’hui seize additionnelles avec la version de William Pugh. Par exemple, la fin « Liberté », la plus simple, en ce qu’elle consiste à suivre les directions du narrateur, consiste à détruire l’intelligence artificielle qui contrôle l’entreprise – qui est un vaste dispositif panoptique, mais on y viendra plus tard –, et s’achève dans une espèce d’épiphanie, de retour à la nature, douce, solaire, jaune, qui contraste avec l’univers bleuté et artificiel, lourd, des bureaux. La fin « Confusion », l’une des plus riches, s’active alors que vous désobéissez au narrateur qui, déçu que vous découvriez une salle trop tôt dans la petite histoire qu’il vous raconte – on ne compte pas les fins possibles où il ment, essaie de vous tuer, crée des paradoxes –, redémarre brutalement le jeu, puis finit par se perdre dans ses discours, ses prédictions, crée une ligne de narration jaune délirante, à suivre et menant un moment jusqu’une salle cachée dévoilant les conditions produisant l’arc narratif que Stanley est en train de vivre.
Bref, The Stanley Parable propose une immersion dans une narration algorithmique, et c’est déjà du lourd. Pour le joueur, le but n’est pas de « gagner » – la seule fin heureuse n’est pas la plus intéressante –, mais d’explorer toutes les ramifications narratives d’un vaste rhizome qui permet, de manière interstitielle, de comprendre un peu la situation. Au-delà de la simple question du choix, du rapport entre la liberté et la règle, le sujet du jeu, ce sont les discours autoritaires qui parsèment la société. Côté politique, le premier, c’est évidemment le monde corporate, ses codes, ses mots, son idéologie, ses hiérarchies strictes et ses luttes de pouvoir, sa volonté de rationaliser les tâches et de prévoir les bénéfices. Tout cela est largement perceptible, et Davey Wreden s’est donné un malin plaisir d’égratigner toutes ces valeurs, notamment sur les slides Power Point qui tournent dans les bureaux. On peut aussi y voir une réflexion plus large sur la société de contrôle, qui affleure le politique. L’un des cœurs du jeu est un véritable dispositif panoptique — type d’architecture carcérale imaginée par les frères Bentham à la fin du XVIIIe siècle permettant de surveiller, sans être vu, commenté par Michel Foucault ensuite. Après passer le bureau du boss, Stanley se retrouve dans cette salle aux mille écrans qui dirige, surveille, et renvoie les employés. Le complot intergouvernemental et le contrôle des masses sont un classique du jeu vidéo, mais Stanley Parable l’intègre, je pense, avec plus de finesse. Comme un miroir dans lequel se reflètent certains travers des sociétés actuelles, de la surveillance, physique et numérique, aux algorithmes marketing prédictifs. The Stanley Parable est, en ce sens, un énoncé politique.
Le second versant des discours autoritaires est esthétique. The Stanley Parabale, dans l’un de ses arcs narratifs, se paie le luxe de modéliser son propre musée, et c’est franchement convaincant. Certains éléments de décors côtoient les graphiques égrenant les scénarios du jeu, on y retrouve les maquettes des salles, les graphismes et abandons de la version bêta – dévoilant ainsi l’archéologie du jeu et de sa conception. C’est à la fois intéressant mais étrange, ce grand espace vide, qui « légitime » le jeu avec humour, en mimant les codes institutionnels. Mais The Stanley Parabale traite surtout de la question de la narration dans une œuvre de fiction, du degré de liberté du lecteur à l’intérieur de l’autorité du narrateur. Chacun cherche sa liberté. Une voix off, qui n’est pas celle de Kevan Brighting, déclare sur l’une des fins du jeu : “Destroy one another, control one another. They want the same thing, being free. Do you see how much they need one another?” C’est ainsi un champ large et fécond de problématiques, à la fois politiques et esthétiques, qu’ouvre l’expérience du jeu.
Dans The Stanley Parable, il y a enfin une véritable réflexion sur ce qu’est le médium jeu vidéo, et donc un renouvellement de l’expérience qu’il prodigue. J’aime la définition que donne Colas Duflo au jeu, le voyant comme « l’invention d’une liberté dans et par la légalité » (Le Jeu de Pascal à Schiller, 1997). Ici, la légalité semble indistincte, elle est floue, elle mue au fur et à mesure du jeu, en même temps que ce n’est que l’impression qu’elle donne. La liberté du joueur est dissoute dans le sens où tout semble libre, mais est déterminé dès le départ. The Stanley Parable est une fausse expérience de liberté. Chez cet employé zombie, le but à l’origine comme l’annonce le narrateur est bien d’interroger la nature de son travail. C’est la même chose qui est demandée au joueur, amené à remettre en question la nature d’un jeu vidéo, d’une narration, de ses choix et des discours sociaux qui l’entourent. Mais la réponse apportée en filigrane à ces questions est terrible. Rien n’y est bien ou mal. Ce jeu est une abolition de la morale, pas au sens où l’on peut tuer des vieilles ou des enfants, comme dans GTA, il n’est pas immoral, il est amoral. Quand le chemin est déjà tracé, puisque bien sûr la condition de liberté du joueur n’est qu’un leurre, construit par algorithme – Stanley et le joueur se confrontent exactement au même dispositif, ils appuient sur les touches qu’on leur donne –, alors, et comme c’est souligné dans le jeu, la mort comme la vie sont dépourvues de sens, n’importe quelle expérience devient dérisoire, puisque tout mène à des champs déjà prédéfinis, donc préexistants.
La question posée dans ce papier n’est pas ce qu’est l’art, ni comment il est reconnu comme tel, mais de quoi est-il le vecteur ? Comme réflexion sur son propre médium, et au-delà de ça, sur n’importe quelle œuvre de fiction, comme commentaire politique (non partisan) à travers une narration, et comme vecteur d’une expérience sensible et cognitive, je pense que The Stanley Parable possède nombre des attentes que l’on peut avoir face à une œuvre d’art.
Clément Thibault
Image à la Une : The Stanley Parable, 2013, Galactic Cafe (Davey Wreden et William Pugh) © Galactic Cafe.