GABRIEL LEGER VERTIGINEUX


Fermez les yeux. Regardez-vous. Puis, comme l’on dé-zoom sur Google Maps, reculez l’objectif. Observez-vous dans la pièce, avec toutes ces vies qui vous entourent. Reculez encore. Le quartier se trouve sous vos yeux, puis la ville, fourmilière de rêves inassouvis. Vous avez déjà disparu. Reculez. C’est le pays tout entier que vous voyez. Ne vous arrêtez pas. L’Europe puis le Monde. Reculez, vous êtes dans l’espace et la Terre rapetisse à vue d’œil. Reculez. Reculez. Passez le nuage interstellaire local, la bulle locale, la ceinture de Gould, puis le Bras d’Orion jusqu’à embrasser la Galaxie. Vous avez perdu de vue notre Soleil, noyé dans les centaines de milliards d’étoiles de la Voie Lactée. Reculez. Elle-même n’est plus que poussière stellaire, entourée des 10 000 autres galaxies du superamas de la Vierge. Reculez. Reculez. Reculez. Vous avez sous les yeux Laniakea, « horizon céleste immense », avec ses trois superamas et ses 100 000 galaxies. 4 % de l’Univers observable. Ajoutez le facteur temps. Reculez d’un an, dix, cinquante, quatre-vingts, une vie. Reculez. Cent ans, mille, deux mille – Rome -, dix mille, cent mille, deux cent mille, l’âge de l’humanité. Reculez. Reculez. Un million, dix millions, cent millions, un milliard, quatre milliards et demi – l’âge de la Terre -, quatorze milliards – l’âge de l’Univers. Reculez. Reculez encore. L’infini. Reculez toujours. Qu’êtes-vous ?

Se confronter à l’infini c’est s’exposer au vertige, mais ce vertige doit nous ramener à la vie. Bienvenue dans la fantastique exposition de Gabriel Leger à la galerie Sator.

Essayer de se représenter l’infini est une expérience intéressante. Certains visualisent une sphère qui enfle inlassablement. D’autres, une boucle aux circonvolutions incessantes. Il y a plusieurs manières de procéder, mais in fine toutes aboutissent assez naturellement au vide et à l’échec. L’expérience s’arrête d’elle-même : comment visualiser mentalement l’infini alors que l’on vit et pense dans le temps ? L’infini mène au vide et à l’intemporel, quand le fini renvoie au tangible et au temporel, ce que l’on peut délimiter, ce que l’on peut appréhender.

C’est le propre de l’artiste que de mettre en forme. Mais comment matérialiser l’infini ? Comment sortir de la double problématique vide/intemporalité ? Fixée à l’un des murs de la galerie, en hauteur, enseigne discrète et sans fard, une simple boîte noire semble pourtant nous dire « regarde-moi ». Elle est scellée, ce qu’elle contient nous est caché à jamais. Les miroirs incessants. L’artiste y a mis en cage l’infini lui-même. Dans cette boîte sont disposés face-à-face deux miroirs. Deux miroirs qui, créés et enfermés dans le noir, n’ont jamais rien regardé qu’eux-mêmes. Vides de mémoire, mémorisant le vide, ils sont condamnés à se refléter indéfiniment, et leurs confidences nocturnes engendrent l’infini. Vide et matière, limite extérieure du contenant et infini abyssal du contenu. Tout est là, rien ne manque, pas même la limite de la compréhension humaine. Nous n’avons pas accès à ces miroirs, admettre qu’ils existent et jouent au cœur de cette boîte inviolable une embrassade infinie, c’est faire un acte de foi. L’infini ne se touche pas, on le conçoit si mal qu’il nous faut une négation pour l’évoquer. L’in-fini demande qu’on y croit.

L’infini évoque pour nous l’Univers, le macrocosme. Mais l’abysse est tout aussi vertigineux dans le microcosme, et le système solaire se rejoue formellement au niveau atomique. Voir l’un en l’autre, sortir d’une séparation trop brutale. Alors que les physiciens travaillent sur une théorie du Tout qui réconcilierait relativité générale et mécanique quantique, Gabriel Leger cherche l’Univers dans l’individu, et l’individu dans l’Univers. La confrontation entre les deux agit alors comme un remède au vertige.

Trois casques de bretteurs sont disposés dans l’espace, visières retirées. Leur visage est d’agate, d’obsidienne et de bois pétrifié, visages célestes et intemporels. Le casque protège et dissimule ; retirez-lui sa visière, il pointe et révèle. Que révèle-t-il ? Un visage, et par dérive synecdochique et poétique, une identité. Montre-moi ton visage, j’y trouverai l’Univers. Le cosmos dans un regard, l’éternité dans un battement de cils. Macro et micro se rejoignent dans l’Humanité ; Univers et Individus jouent alors de concert une même partition poétique.

Presqu’en face, une plaque de granite polie trône au centre de la galerie. Sombre et nervurée. Comme la coupe d’un Univers parcourue de poussière d’étoiles. Comme si l’on avait représenté l’infini cosmique en deux dimensions. Au centre, une bille, planète isolée, morceau de matière perdu au cœur du cosmos. Sous l’effet de son poids, la plaque de granite s’affaisse ; devant cette planète solitaire, l’Univers courbe l’échine. C’est la théorie de la relativité qui est ici rejouée, la courbure de l’espace-temps provoquée par la masse d’un objet. Cet objet est une obole du Néolithique, un laisser-passer vers l’au-delà. C’est l’humanité dans son aspiration universaliste. Une réponse au vertige ?

Face à l’infini, la vie semble futile, étincelle volatile. Si elle est vouée à disparaître, et toutes ses traces avec elle, que laisser à la postérité, et comment ? Gabriel Leger a pour projet la constitution d’une bibliothèque éternelle, tentative presque désespérée de laisser sur Terre une mémoire de l’humanité. Que mettre dans cette bibliothèque ? Ce qu’il veut léguer à la postérité, c’est la sagesse ; l’ardoise, matériau résistant et intimement lié à l’enseignement, est le moyen qu’il a choisi pour y parvenir. Le premier ouvrage de cette bibliothèque de la sagesse est l’Ecclésiaste, gravé sur trente-sept ardoises présentées dans l’exposition. Ces ardoises sont faites pour être manipulées, la sagesse doit se transmettre ; la sagesse est faite pour être intériorisée, le texte peut être annoté à la craie. Cependant, contrairement au texte gravé – ineffaçable -, la glose sera elle éphémère, intimement liée à la conscience du commentateur. Un jour, cette conscience s’évanouira, et la craie s’envolera en volutes de poussière blanche, dans un souffle. Restera la sagesse. Gravée dans la pierre, elle vaincrait ainsi la mort, et survivrait à l’éternité. Vanité ? « Car la mémoire du sage n’est pas plus éternelle que celle de l’insensé, et les temps à venir enseveliront tout pareillement dans l’oubli ; le savant meurt aussi bien que l’ignorant » (Ecc. 2 :16). Peut-être est-ce vanité… mais que faire d’autre ?

Alors que le quotidien nous plonge dans le comment, l’infini nous pose la question du pourquoi. Question terrifiante, vertigineuse. Mais face au vertige, il faut parfois plonger.

Grégoire Prangé
Image à la Une : Gabriel Leger, "The face I had #2", 2018, Masque d’escrime, obsidienne, soclage acier 173 x 23 x 23 cm ; "The face I had #3", 2018, Masque d’escrime, agate ‘parallèle’, soclage acier 170 x 23 x 23 cm. © Grégory Copitet, Courtesy Gabriel Leger et Galerie Sator, Paris. 

Gabriel Leger
« Vertigo »
Galerie Sator
Du 9 mars au 28 avril 2018
8 passage des Gravilliers
75 003 Paris
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There is 1 comment on this post
  1. avril 16, 2018, 10:19

    l’ardoise se casse, la pensée se volatilise après que les mots aient trouvé leur chemin…
    j’ai beaucoup aimé le texte de Grégoire Prangé.
    merci

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