Fanny Gicquel : près de la cataracte


On a toujours une impression de fragilité avec le verre. Peut-être parce que c’est la matérialisation d’un souffle et que l’on sait tout ce qu’un souffle a de cassant. Une respiration figée dont les contours seraient des mots, dont les bris gardent toujours un air de menace. Avec le verre, on fait des jolies choses comme des petits animaux, des ménageries qui prennent la poussière sur les étagères quand on ne sait pas les aimer. Avec le verre, on se coule dans la respiration d’une autre. Fanny Gicquel, avec le verre, donne une seconde forme à nos corps, le double d’un cœur avec Plain Pleasure, ou celui d’une cage thoracique avec I said cage no room. A la lumière, ces conduits de verre brillent et c’est comme s’ils soulignaient une absence. 

Deux sœurs ou deux performeuses, c’est selon, fument ou vapotent. Elles ne se parlent pas et se comprennent peut-être à côté. L’installation Près de la cataracte est conçue pour deux personnes, assez complices pour se chercher compagnie et néanmoins à ce point absorbées par elles-mêmes qu’elles semblent se rater ; c’est aussi ce qui les rapprochent de deux héroïnes de la romancière britannique Jane Bowles : Harriet et Sadie, soeurs dans Camp Cataract (1949).

Près de la cataracte, 2022, Fanny Gicquel, installation, performance, durée variable, performance avec Léa Balvay, courtesy de l’artist et Hua International

 L’une inspire, l’autre expire. C’est la même fumée et l’on voit, par la condensation et les gouttes d’eau à quel point elles se tiennent proches. Live as close as possible to each other. Ce sont deux flûtes en verre qui portent une musique inaudible, peut-être parce que nous ne sommes pas au diapason, dans ce même temps qui est ici comme étendu. Ce seraient deux coureuses qui se passeraient le témoin, faute de pouvoir se tenir la main. On reste ainsi un peu hésitant.e quand il s’agit de succéder à quelqu’un.e. La deuxième, la troisième dans une famille, parfois de quelques minutes, souvent de plusieurs années : que faire de sa propre place ? On est au bord de la rupture, la cataracte et le bruit de la chute devraient tout engloutir. Une déflagration mouillée suivie d’un silence hagard. C’est donc cela qui est entre les lignes, ce qui déborde des mots: ce non-dit de la littérature cher à Bowles comme à son contemporain, le dramaturge américain Tennessee Williams. Cher peut-être à tous.tes celles et ceux qui savent ce qu’il y a à perdre à trop parler.

On se raccroche aux gestes comme on chercherait à communiquer. L’une inspire et l’autre expire sa cigarette électronique. Elle rentre la tête dans sa cage ; il reste à l’intérieur quelque chose qui cohabite mal, peut-être une anxiété. Toute en tension, la partition Au diable les sœurs commence sur un air de jeu de mains, quatre mains qui se cherchent et se rabrouent jusqu’à s’en prendre aux visages. On dit que le mimétisme est une stratégie de séduction. On dit que le fait de reproduire les gestes de l’autre est une façon de chercher son approbation. On dit que l’exercice du miroir augmente l’empathie mais tous.tes celles qui se sont retrouvées face à quelqu’un qui les imitait de façon trop appuyée savent que l’énervement n’est pas loin.”On” ne tient pas à grand-chose. Les limites sont toujours en voie de recomposition et jusque dans les mains il faut être prêt.e à voir le coup partir. L’espace qu’il y a entre les mains ne dit pas seulement la résistance de l’air mais aussi tout ce que l’on est amené à investir dans une performance ; la capacité interprétative.

 

Près de la cataracte, 2022, Fanny Gicquel, installation, performance, durée variable, performance avec Léa Balvay, courtesy de l’artist et Hua International

 

Elles ne se parlent pas et se comprennent peut-être à côté. Dans ce qui se joue, se déjoue, les petits gestes détournent de grandes rivières et les variations révèlent un événement traumatique. Les héroïnes de Jane Bowles nous sont présentées comme “dysfonctionnelles” et peut-être que c’est bien de ressassement dont nous parle l’installation, le campement. Qu’aurions nous fait différemment si nous avions su ? Pourrions-nous lire les événements autrement ? Quelle temporalité nous éclaire dans nos jugements et appréciations ? La nouvelle ne tranche pas et laisse le.a lecteur.rice face à une fin ouverte. L’installation elle-même joue du suspens et les objets posés avec douceur, déposés délicatement au sol donnent à sentir un environnement. Les accroches, fragiles, mettent en tension les murs et le sol, tout ce que nous croyons être donnés.

 Qui aura donc le dernier mot des deux jeunes femmes ? Dans l’Exercice d’invention que propose Fanny Gicquel, elles composent et recomposent des mots à partir d’un même ensemble de lettres. Ce qui pourrait être un jeu d’anagrammes devient pourtant, par l’intensité que les protagonistes y mettent, un affrontement qui porte sur le langage. Elles ne parlent pas mais les lettres qu’elles réagencent de plus en plus violemment, s’entrechoquent et trouvent une matérialité sonore. C’est un jeu qui force les possibilités de la langue ; les mots se forment avant la pensée, l’image des mots avant même leur sens. Il n’est pas possible au travers du langage d’atteindre la pensée de l’autre qui dépasse, déborde ; aux mêmes mots, les contours changent selon qu’ils soient de l’une ou de l’autre. On touche une fois encore au non-dit, et à ce qui chez Jane Bowles ou Tennessee Williams fait littérature.

Près de la cataracte, 2022, Fanny Gicquel, installation, performance, durée variable, performance avec Léa Balvay, courtesy de l’artist et Hua International

 

Dans les multiples interactions que suscitent les objets, il y a l’idée d’une collaboration. Avec Passer dans sa tête, il est nécessaire de travailler main dans la main pour porter le disque d’aluminium sculpté et, comme l’indique le titre, de faire preuve d’empathie. On passe ce disque d’un visage à l’autre dans un mouvement de rotation circulaire, dans une révolution qui induit le passage comme un rituel qui marquerait que l’on est prêt à s’ouvrir ou à recevoir l’autre. Se mettre dans la tête de l’autre comme se mettre dans la peau de l’autre avec La peau des autres implique de penser à sa propre place. What your hand are telling me s’inscrit dans ce même mouvement en allant extraire les lignes de la main et en les matérialisant par de l’aluminium. Lignes de vie qui, à la manière des osselets, sont autant un pari sur l’avenir que l’ambition d’entrer dans la vie de l’autre par la surface. Les différents protocoles que pense Fanny Gicquel nous amènent à manifester un lien, à expliciter l’intention derrière un geste simple et dans le voyage vers l’autre à aller aux confins de l’empathie et de la violence.

 La main qui caresse peut aussi être celle qui frappe. Les poings de verre d’Une Main mal assurée participent sans doute à l’ambiguïté de toute l’installation. Sans doigt, cette contre forme qui agit comme un gant, rend maladroit la personne qui la porte. Une main sans doigts, deux mains sans doigts, c’est comme avoir deux mains gauches qui ne permettent pas de signer, de communiquer par le signe. Un.e boxeur.se dirait que c’est l’accès le plus direct à l’autre, par le coup. Le toucher des poings est contondant, il étouffe en même temps qu’il étreint. La lutte n’empêche pas une forme de tendresse, l’ambiguïté d’un sentiment dans le corps à corps. La personne qui les porte, porte la difficulté de s’exprimer sans se blesser en faisant mal à l’autre. Est-ce une prothèse ou un handicap ? Le verre rend brillant ce qui n’a pas de contour. Il n’a pas de conscience mais manifeste et amplifie les élans qui nous traversent. On a toujours une impression de fragilité avec le verre. Plus encore quand on raccroche les gants, quand on les noue délicatement à un portant.

Près de la cataracte, 2022, Fanny Gicquel, installation, performance, durée variable, performance avec Léa Balvay, courtesy de l’artist et Hua International

 

Où s’arrête une chute d’eau ? La boucle de l’installation agit ainsi comme si elle permettait sans cesse de nouvelles relectures, occasion de voir ce qui se noue sans jamais se dénouer vraiment et d’aller aux limites d’un texte, à ses portes, des respirations. Sur les deux grandes plaques thermosensibles de The Door between them, les sœurs posent des fleurs comme dans un herbier. Manière de cueillir un moment, d’esquisser un autre langage peut-être, et de conserver d’une certaine manière un souvenir. Lentement, Fanny Gicquel dépose à l’éponge de l’eau chaude sur ces surfaces. Alors que l’eau ruisselle, la vapeur et la buée rend opaque la surface brillante, restitue un souffle aux fleurs sans odeur. On ne voit plus le reflet mais simplement la présence. Nous voici, le temps d’un moment, rendus à la vie, près de la cataracte.

 

L’une inspire, l’autre expire.

Henri Guette
Informations pratiques : 

Images à la Une : Près de la cataracte, 2022, Fanny Gicquel, installation, performance, durée variable, performance avec Léa Balvay, photos par Jimena M. Tercero, courtesy de l'artiste et de Hua International

Fanny Gicquel, Près de la Cataracte - ARCO du 23 au 27 février 2022 sur le stand de Hua International : https://hua-international.com/artists/31-fanny-gicquel/
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