Ludovic Nino : Écologie des terres et des boues
Il n’y a rien à voir.
Si ce n’est une coupe de la vision. L’espace de Ludovic Nino n’est ni une fenêtre ni un horizon et ne sera troué d’aucune ligne de fuite, cette juste mesure de la Renaissance qui donna à l’œil l’heureuse science de la profondeur. L’espace de Nino, qui tente de rester à la surface, est comme une coupure qui rompt avec la continuité mesurée et scientifique de la ligne de fuite. Inversement, Nino ne semble pas chercher l’à-plat formel ou l’abstraction. Ces compositions sont faites de terres et de boues, de bétons et de ciments. Ludovic Nino marche seul – à Paris, en Martinique, au Japon – suivant des traces et des traverses où la relation opère. Comme dans cette série Complexités (2016, 2017) où nous percevons des friches. Nino marche, cherche et trouve un taillis, une forêt d’arbustes cachant à l’arrière-plan des coupes ou barres d’immeubles, vers Bel-Air, Paris. Ce qui l’intéresse dans ce paysage ? Probablement la relation entre les nœuds de la végétation et la roideur des immeubles. Et je trouve dans ce mélange l’image de nos modernités qui sont des recoupements de manières et de cultures diverses.
Nino poursuit sa marche, traverse et circule difficultueusement entre les mornes et les étendues de la Martinique (oui, il est là aux Antilles). Il prend une photo.
— Il semblerait qu’il ait vu quelque chose…
— Peut-être. J’imagine qu’il est descendu jusqu’à la puante mangrove, a traversé les boues, les rigoles et la découpure de la lumière du Soleil qui fait un bordel d’étoiles sur la terre. Il s’est probablement glissé entre les coupes des branches. Puis il a vu cette fameuse mangle qui est un tout autre paysage.
Il a peint une mangrove qui est un entrelacs de racines, de palétuviers et d’excroissances qui sont comme des tubas qui permettent aux arbres de vivre dans des eaux « sursalées ». Il a peint cette banlieue naturelle qui tisse et retisse tout le domaine du vivant. Ces palétuviers jettent leurs racines infinies et dessinent des cartographies décoloniales qui rêvent d’une a-colonialité. Mais ces mangles puantes sont aussi polluées et menacées, alors, elles disent pour nous le danger de ce monde qui est un cyclone général, elles crient le danger de nos inconsciences. Elles disent ces tsunamis qui prennent et déprennent, ces cyclones qui déracinent dans les îles et dans les continents des habitations et des vies, ces avalanches qui emmènent avec elles des favelas, toute la biodiversité aujourd’hui en danger (et on lit, grâce au chercheur Malcolm Ferdinand, qu’Haïti aurait perdu plus de 97 % de sa végétation depuis le xve siècle), l’Amazonie colonisée et encore menacée depuis l’élection de Jair Bolsonaro.
— Prenons garde à ce que le propos ne s’envole pas…Restons sur l’œuvre et ne délirons pas, je vous-en-prie…
— Si par « restons sur l’œuvre », vous suggérez que l’objectivité de la description, par exemple, serait la seule convenable car fidèle, je vous répondrais que même une description, au plus près de l’œuvre, reste mêlée aux épaisseurs de l’interprétation. Nous ne sortirons pas d’une herméneutique. Je préfère donc épaissir avec l’œuvre plutôt que de dire quoi que ce soit ou de dévoiler. J’hasarde un propos qui n’est pas un Édit. J’aventure une critique relative qui regarde et comprend ses singulières fragilités.
Reprenons. Ludovic Nino a peint une complexité de rapports, un cyclone de lignes qui dessinent sur la surface une équivalence toujours à parfaire. Et, comme pour parfaire la relation, il s’inspire des estampes japonaises (entre autres choses) et peint à l’encre de Chine une petite peinture qu’il nomme Substance (2018) où l’on retrouve ce même réseau de branches qui forment un grillage, une coupe du regard qui me fait penser à la Jungle (1943) du peintre cubain Wifredo Lam.
— A-t’ il imaginé ces grands bambouseraies que l’on trouve par exemple au Japon ?
— Il est allé au Japon, pendant presque un an pendant ses études aux Beaux-Arts de Paris. Peut-être avait-il trouvé le Japon en Martinique, et inversement, la Martinique au Japon.
— Le Japon m’impressionnait (ici, c’est Ludovic Nino qui parle) pour son alliage entre culture végétale, voire animiste, et culture technologique. Les monts et montagnes, la structure d’une partie du Japon excentrée, m’ont parfois fait penser aux Antilles, à la Martinique. Je trouvais une relation particulière, qui m’a fait penser à nos créolités. Aussi, je savais qu’il y avait eu une immigration asiatique, après l’esclavage, vers les Antilles. J’ai donc voulu recréer cette traversée en retour.
Nino continue sa marche qui est une méditation, à l’image de cet autre grand marcheur Caspar David Friedrich. Mais je ne pense pas qu’il y cherche une grandeur, il n’est pas le Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1818). Il n’y a pas la certitude heureuse d’un horizon ni le calme plat d’un paysage à re-cueillir pour l’âme du voyageur ou d’une nation. Il y a, au-devant du paysage de Nino, un éclatement qui dit le monde et qui n’est pas qu’une étendue de pays comme le veut l’étymologie du mot « paysage ». Ce paysage tisse et noue des réseaux – Martinique-Japon-France, France-Japon, Japon-Martinique… – de terres et de boues, de terres et de villes. En passant, il trouve le Canal des Esclaves (aussi appelé le Canal Beauregard, probablement en référence au nom d’une famille de colons) au flanc d’un morne au Carbet en Martinique (nous nous rappelons des fuites des marrons ; des «esclaves» qui s’enfonçaient dans les épaisseurs des forêts pour retrouver une juste invisibilité et revenir, armés de couteaux, pour tout détraquer pendant la révolte du Carbet en 1822 ; des «maîtres» et d’autres esclavisés qui les pourchassaient ; nous nous rappelons des histoires des paysages car ils racontent pour nous). Il fait de ce canal une peinture à l’encre de Chine : Une marque (2018), composée de cinq panneaux qui forment une manière de découpe du paysage et de la vision. Je me souviens de ma première rencontre avec cette encre sur papier, mon œil cherchait des fuites, en vain. Il se cognait contre des coupures, des jetés de fougères et des troncs qui bouchent la vue.
Qu’est-ce que couper la vision si ce n’est l’habituer à percevoir autrement ? Ces coupures, qui sont des infinités de détails qui tissent peut-être mieux la relation que des lignes de fuite, qui nous prédisposent à des lectures phénoménologiques du paysage, très loin des lectures nationalistes ou folkloriques du « terroir » — « Voyez notre paysage, les étendues de nos magnifiques régions, la beauté de nos paysages ! » Elles défient le regard et lui opposent l’épaisseur d’une forêt de branches, là où nous pourrons pressentir, peut-être, nos nécessaires écologies communes. Elles défient ces écologies citadines et mondaines qui restent souvent au centre, laissant dans l’ombre les périphéries qui sont souvent l’impensé de ces centres.
Et Nino continue sa marche… Au-delà de ce discours. Il continue de produire en peintre. Il continuera, peut-être, à peindre des paysages-monde.
C. C