“Cinquième Corps” Noémie Goudal – Le BAL
Du 12 février au 8 mai 2016, le Bal ouvre ses portes à la première exposition monographique consacrée à Noémie Goudal en France. « Cinquième Corps » réunit une quinzaine d’oeuvres de l’artiste aujourd’hui installée à Londres, et propose un large panorama de son œuvre à travers les séries Search of the First Line (2014), Observatoires (2014), Southern Light Stations (2015) et certaines pièces inédites, créées spécifiquement pour l’endroit.
Majestueuses et énigmatiques, les photographies de Noémie Goudal interpellent. Des paysages inédits et fantastiques, à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire, entre le naturel et l’artifice, invitent le spectateur à la contemplation et à l’interrogation. Ils sont montés de toutes pièces, et les traces de leur construction sont laissées en évidence par l’artiste. Ici le fil qui suspend une planète au dessus d’une étendue de sable, là des pans de murs faits de papiers en train de se décoller… L’artifice et le faux s’exhibent, discrètement, certes, mais ne peuvent être manqués. Or c’est là semble-t-il que se niche la puissance de l’oeuvre. Noémie Goudal développe son art dans l’interstice laissé par la frontière entre nature et culture afin de créer des « espaces autres », des « hétérotopies » – selon le concept qu’elle emprunte à Michel Foucault1 – « créées entre une réalité géographique et une part de l’imagination humaine ».
Comment ne pas accepter de se laisser prendre dans ces lieux fantastiques, qui se donnent comme faux et pourtant possibles ? Mise en abyme après mise en abyme, les photographies d’une architecture laissée à l’abandon sont montées sur des supports installés eux-mêmes dans des paysages choisis avec soin par l’artiste, ou construits en atelier, avant d’être finalement réintroduits, sur un mur et un format monumental, dans l’espace de la galerie. Le procédé est expliqué au visiteur, qui ne peut néanmoins rester imperméable à l’enchantement et à la force d’attraction de ces architectures fantasmées, inspirées tantôt par les édifices géométriques de la Renaissance (In search of the first line II, III, IV), tantôt par les blocs bétonnés modernistes (Observatoires), tantôt même par la science-fiction (Stations). Les références multiples de l’artiste confondent les temps et les espaces dans un lieu où tout se serait arrêté. Malgré la perspective imaginée dans chacune des installations, ou la frontalité presque brutale de ces morceaux d’architecture, tout n’est qu’onirique et impalpable.
La plasticité des images participe encore du ravissement. Les jeux de clair-obscur, la netteté des contours, les couleurs sombres, froides et extrêmement réduites – souvent jusqu’au noir et blanc – concourent à créer ces environnements fantastiques, jusqu’à provoquer une impression de sublime quasi romantique. Mais cette « horreur délicieuse » décrite par Burke2, qui fait prendre conscience à l’homme de sa fragilité et de l’illimité de la nature n’est pas causée ici par une avalanche – comme c’était le cas pour le philosophe – mais par une architecture qui bouche le paysage et la nature, cantonnés aux marges des photographies ou aux ouvertures délimitées par les arcades de certaines, et qui supprime définitivement l’homme.
Ainsi si l’oeuvre de Noémie Goudal est aussi intrigante, c’est bien parce qu’elle ôte au spectateur toute possibilité d’identification et tout sentiment de familiarité. Les architectures désintégrées, les ruines démesurées, les paysages vidés révèlent finalement l’absence humaine. Or cette absence, bien loin de créer le malaise, invite plus que jamais à la contemplation la plus pure. L’artiste crée une nouvelle nature en même temps qu’elle invite à repenser celle dans laquelle nous nous trouvons. À l’instar de Study on Perspective II, installation pour laquelle un seul point de vue est désigné au spectateur par des empreintes de pas sur lesquelles il doit se positionner. Dans le miroir auquel il fait face se recompose, par la symétrie, un paysage déjà présent sur les photographies rétro-éclairées qui l’entourent. Une seule image répétée trois fois, dans laquelle se confondent cascades, montagnes, arbres et même un mystérieux visage humain à peine esquissé dans le roc. Un seul point de vue désigné par l’artiste et pourtant une multitude d’observations particulières, une invitation à observer le détail et la manière dont il s’insère dans un tout. À la fois réflexion sur l’espace, le construit, la norme et la place de l’homme, sur la géométrie et la poésie, l’oeuvre de Noémie Goudal donne une profondeur nouvelle à la planéité du médium photographique.
L’exposition se fait expérience quasi métaphysique, d’autant plus qu’au Bal les œuvres entrent en harmonie parfaite avec l’espace dans lequel elles sont exposées. Les trois salles laissent aux images leur pleine puissance d’expression grâce à la sobriété du décor et à la place qu’elles accordent à chacune. L’accrochage leur permet de se répondre autant que d’être considérées pour elles-mêmes, englobant le spectateur sans jamais l’étouffer, comme autant d’immersions possibles dans les différents environnements déployés par l’artiste.
Horya Makhlouf
1 Michel Foucault, Dits et écrits 1984 , Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.
2 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757.
Photo à la une : Station II, Noémie Goudal, 2014. Courtesy Noémie Goudal / Edel Assanti / Les filles du calvaire.