CHIHARU SHIOTA, “DESTINATION”, GALERIE DANIEL TEMPLON
Toile menaçante, grotte mystérieuse, océan de filaments, cocon protecteur… nombreuses sont les évocations provoquées par l’installation de Chiharu Shiota chez Daniel Templon, pièce centrale de l’exposition que lui consacre la galerie jusqu’au 22 juillet. C’est sur ces évocations que je voudrais insister ici, sans m’attarder sur la vie de l’artiste, son histoire ou son parcours artistique – déjà bien documentés – pour aborder cette critique comme un parcours, celui de la pensée confrontée à une oeuvre qui l’emporte.
…
Les fils rouges sont tendus, se lient et se délient, se croisent pour ne jamais plus se retrouver, et de ces lignes découpant l’espace nait un réseau complexe de formes irrégulières. La beauté des installations de Chiharu Shiota vient peut-être de la manière qu’elles ont de s’offrir à notre perception, en douceur, patiemment. C’est d’abord une impression, l’expérimentation sensible du monde dans lequel nous entrons, la fragilité des filaments, la force des lignes, droites, imperturbables, la rondeur des formes qu’elles viennent pourtant créer, les multiples nuances révélées par une lumière inégale : l’installation se découvre, s’explore, finalement se vit et chaque instant évolue. Au coeur de ce monde notre esprit s’égare, et peu-à-peu émergent les évocations, d’où nait toute poésie.
Le fil d’abord, rouge, entremêlé, fait penser à une toile dense aux multiples recoins. Faufilons-nous. Cette toile a quelque chose de très organique, de sanguin presque… et tout à coup l’installation prend une toute nouvelle dimension. La toile nous renvoie au sang qui, se déversant dans un vaste réseau de petits canaux, parcourt le corps en tous sens et l’irrigue de son énergie. C’est au coeur de ce système sanguin que nous sommes plongés, et c’est justement là que nous découvrons la barque. Ou plutôt son armature, son squelette, embobiné dans la toile. Comme enlacé. À quoi pourrait-elle renvoyer ? Au voyage bien sûr, et même au dernier si l’on suppose que Charon en est l’heureux propriétaire. Le passage de la vie à la mort donc, la destinée d’une vie, ou même de toutes ces vies qui – telles autant de fils rouges – se lient et se délient, attendant qu’une Parque ne vienne les couper, dans un souffle. Le réseau de filaments renvoie donc au corps, mais aussi à l’humanité toute entière, réseau de vies entremêlées, fragile construction sociale où chaque fil se croise sans se nouer, et c’est alors à un voyage spirituel que nous pouvons nous sentir conviés, du corps au monde, de l’un à l’autre, du moi aux autres. De sa danse, l’artiste-démiurge a tissé des vies, de sa main elle a rapproché les existences, les a éloignées aussi, déroulant sa bobine elle a déroulé le temps, avec dextérité et non sans une pointe de flegme elle a fixé les destinées.
Le reste de l’exposition reprend ces thématiques, rejoue ces impressions. Sur de grandes toiles l’artiste a disposé ses fils, en deux dimensions cette fois. C’est comme si l’on avait tout à coup plaqué une partie de l’oeuvre centrale sur un mur blanc de la galerie ! Chacun peut alors repartir avec un souvenir de l’installation, son bout d’oeuvre « bidimensionnalisé », s’il en a les moyens. Ces toiles sont sans surprise d’une grande efficacité visuelle. S’y déploient des volutes rouges presque vaporeuses. L’artiste joue de la circonférence du fil et de la densité du réseau pour créer la profondeur, le rythme, le mouvement. De loin l’on dirait des éclaboussures de sang sur un mur blanc, de près la coupe d’un système sanguin, ou bien la cartographie céleste d’un cosmos enivré. Joies du voyage.
D’autres « morceaux » d’installation sont disposés sur des socles immaculés. Ici nous retrouvons la tridimensionnalité et c’est comme si la folie, la liberté et l’épanouissement de l’installation centrale avaient été contenus dans une forme rigoureusement cubique. Dans le réseau dense de fils ainsi constitué est conservé un objet ancien ou un vêtement désuet, porteur d’histoires et de mémoires, ainsi élevé au rang de relique, magnifié par son ostension.
…
Comme une toile, l’oeuvre de Chiharu Shiota nous prend pour ne plus nous lâcher, comme un cocon elle nous accueille avec douceur, mais finalement en partant, c’est d’une chrysalide que j’ai l’impression de sortir.
Toutes les infos sont disponibles sur le site de la galerie.