AMAR KANWAR, UNE POÉSIE DE LA RÉCONCILIATION
L’éclipse avait commencé mais on ne pouvait pas la voir
Les corbeaux l’avaient pressentie
Bientôt l’obscurité nous recouvrirait, mais nous ne pouvions le voir. Bientôt l’obscurité nous définirait, mais nous ne voulions le croire. Les corbeaux l’ont senti eux, qui ne regardent pas qu’avec les yeux. Ils l’ont senti et se sont enfuis, se sont cachés dans la forêt avoisinante. Fermons nos paupières, pour enfin commencer à voir.
Such a Morning, récent film de l’artiste indien Amar Kanwar actuellement projeté à la galerie Marian Goodman, se découvre comme un poème visuel, sonore et textuel, comme une déambulation aléatoire et signifiante dans les tourments d’une Inde blessée, plus généralement d’une époque traumatisée.
Sans un mot, nous suivons un mathématicien renommé qui, brutalement, décide de quitter son université pour se retirer en pleine forêt, habiter un wagon abandonné, se fondre dans l’obscurité et s’y habituer avant qu’elle ne devienne totale. À l’image des volutes d’encens qui peu à peu s’élèvent dans l’espace et en brouillent la forme, sa pensée s’égare dans des rêves surconscients. Déliée, la narration progresse au rythme de son esprit, et progressivement s’esquisse l’objet de sa contemplation, sans jamais se parer d’une clarté totalitaire.
C’est dans un wagon que le protagoniste décide de se retirer. Le train, le voyage, l’écoulement de la vie, les rails de l’existence. Mais ici, pas de rails, seulement un wagon, seul, échoué dans la forêt. C’est d’une certaine manière le lieu de l’introspection, une transition sans point de départ ni d’arrivée. S’arrêter pour observer, un retour à l’essentiel, une recherche de clarté, hors du monde.
Le wagon peut aussi renvoyer à des épisodes plus sombres de l’Histoire, en Allemagne ou plus récemment en Inde, durant les émeutes meurtrières du Gujarat. Une telle référence ne nous étonne pas, Amar Kanwar nous ayant habitué à un travail de documentariste de l’obscurité. A Season Outside (1997), par exemple, constitue une forme de méditation sur la violence et ses multiples sources, et prend appuie sur les évènements qui ont suivi la partition. Plus récemment, The Lightning Testimonies (2007) dépeint les violences sexuelles qui trop souvent accompagnent les conflits, et The Sovereign Forest (2011) interroge les violences politiques. Mais Such a Morning s’éloigne de ces schémas, s’attarde moins sur le factuel et s’attache à découvrir l’intime. Ce voyage relève du symbolique, c’est véritablement une prise de recul, qui conduit finalement à une prise de conscience.
La conscience en ébullition, le mathématicien recense 49 types de ténèbres. Vient ensuite le temps de la recommandation, et voilà qu’il rédige des lettres à destination du Président de l’université, de ses collègues, d’étudiants et autres enfants. Comment seront-elles reçues ? Et plus important : comment les recevrons-nous ? Au rez-de-chaussée de la galerie sont présentées ces lettres, rétro-projetées sur papier artisanal, au cœur d’installations d’une profonde finesse.
La septième est véritablement spectaculaire, à couper le souffle. Lettre ouverte à destination du public, elle se déploie sur 49 morceaux de papier, se mesure d’abord dans son ensemble, et s’apprécie ensuite dans la découverte de chaque détail. Tout de fibres de ramie, coton et bananier, les morceaux de papier s’agitent lentement au gré des mouvements de l’air. Ils sont chargés de divers matériaux, recouverts d’une couche plus ou moins épaisse. Rétro-projetée, la lumière les traverse et révèle leurs douces aspérités. Nous retrouvons une matérialité très proche de celle présente dans le film : la succession de ces carrés de papier nous rappelle la juxtaposition de couvertures destinées à obstruer la lumière, ici la surface renvoie à la rouille du mobilier, là, aux fenêtres jaunies transpercées par la lumière.
Les installations constituent une continuation, une proposition formelle accompagnant la réception du film – bien qu’elles soient présentées avant lui dans l’exposition. Nous découvrons les lettres et nous perdons dans la beauté du papier et de la douce lumière qui s’échappe de sa surface marquée. Au bout de ce long voyage, en sortant du wagon immobilisé, cet espace autre que l’on pourrait rapprocher de celui de la galerie – comme lui plongée dans l’obscurité –, nous sommes en paix, véritablement, et y puisons la force de mettre le monde en mouvement, vers la réconciliation, enfin.
Exposition :
Amar Kanwar : Such a Morning
Du 12 janvier au 7 mars 2019
Site de la galerie : https://www.mariangoodman.com/exhibitions/amar-kanwar-such-a-morning-0